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Introduction

      Qui est Ernest RENAN (1823-1892) ? Réponse la plus habituelle : " C'est l'auteur de la Vie de Jésus" (1863). Ce best-seller du 19e siècle fit en effet sa réputation, puisqu'il compta 205 éditions en France et 216 à l'étranger. J'ajoute qu'il leva une armée d'opposants : en trois mois, pas moins de 321 brochures de réfutation !

      Cette Vie de Jésus était seulement le 1er tome d'une  imposante histoire des Origines du christianisme en 7 volumes. Et Renan fut encore l'auteur de nombreux ouvrages d'érudition, d'études philosophiques sur Averroès et sur Marc-Aurèle et d'un livre qui a fait date, L'avenir de la science (1890), etc... Cette production foisonnante de livres savants lui mérita de devenir membre de l'Institut ainsi que  de l'Académie Française et d'obtenir la chaire d'hébreu du Collège de France en 1870. (A noter qu'il avait déjà enseigné dans cette même institution en 1862, mais qu'il en avait été évincé après le cours d'introduction,  pour avoir parlé de Jésus comme d' "un homme incomparable")*

     Sur le tard - environ 10 ans avant sa mort qui devait survenir en 1892 - Ernest Renan s'est penché sur son passé. Ce qui nous valut ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883)[en livre de poche chez GF Flammarion 1973],  ouvrage qui a constitué la source essentielle de mon travail. Il y rassemble des écrits un peu disparates sur  la ville de Tréguier,  sur le culte des saints bretons, dont Saint Renan (ou Ronan), sur un amour d'enfance très touchant, sur son voyage en Grèce (La  célèbre prière sur l'Acropole)...  Mais les pages les plus denses, incontestablement -celles auxquelles je vais m'attacher - concernent la formation du futur prêtre qu'il a été et la crise religieuse qui s'en est suivie.

      La question que je me suis posée est la suivante : comment comprendre que ce croyant sincère que fut  Renan, engagé avec ferveur - et bonheur-  dans la carrière sacerdotale, se soit, à un moment donné, converti au rationalisme scientifique**,  incompatible avec la foi de l'Eglise ?  Mon propos, après avoir tenté de caractériser la foi du jeune Breton et le terreau breton de cette foi, ç'a été d'observer comment cette foi a été ébranlée, puis contestée et, finalement, désagrégée.

     On peut formuler autrement cette ligne directrice que j'adopte. La crise religieuse évoquée plus haut est due - on l'aura compris - à une lutte, âpre et douloureuse, entre la foi du séminariste et sa raison, entre les croyances qu'il avait reçues et les exigences rationnelles qui se sont affirmées peu à peu dans son esprit, au cours de sa formation. Il s'agira donc tout autant de repérer, à chaque étape de son enfance et de sa jeunesse, ce qui a pu éveiller puis renforcer ces exigences rationnelles - au point qu'elles ont fini  par mettre à mal ses croyances.

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* "Un homme incomparable, si grand que, bien qu'ici [au Collège de France] tout doive être jugé du point de vue de la science positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son oeuvre, l'appellent Dieu".

** Le rationalisme scientifique est la confiance absolue en la méthode scientifique comme seule source de vérité. C'est le refus de toute affirmation qui ne puisse être prouvée ou vérifiée. C'est le refus d'admettre des faits qui enfreindraient les lois de la nature (refus du surnaturel, du miracle)

                                           R E N A N  :  Souvenirs... de  TREGUIER 

      Evoquer les souvenirs de Tréguier, c'est pour Renan revenir sur ce qui a modelé son intelligence et sa sensibilité d'enfant et plus précisément ses croyances; c'est surtout se remémorer ses années de formation au collège ecclésiastique de Tréguier.

     Sur la base de ses Souvenirs..., on apprend en fait peu de chose sur ses croyances d'enfant. Renan évoque surtout une atmosphère, un climat de nature religieuse dans lequel il se  trouvait bien. Tréguier, sa ville natale, était "un nid de prêtres et de moines" avant la Révolution de 1789;  elle l'est redevenue après : "ville ecclésiastique, étrangère au commerce, à l'industrie, un vrai monastère où nul bruit ne pénétrait".(51)

     "C'est dans ce milieu que se passa mon enfance, et j'y contractai un indestructible pli" (51) Né à l'ombre de la cathédrale, le jeune Renan était attaché à elle et il y demeurait durant de longues heures. Cela fit de lui, écrit-il, un "homme chimérique" sans aucun esprit pratique,  ou encore, un homme idéaliste, allergique "à tout ce qui est plat et banal". (51-52) Cette deuxième particularité, il la doit, selon lui, non seulement à son milieu mais aussi à son appartenance à "la race bretonne" (sic) dont le trait caractéristique, est "l'idéalisme, à tous ses degrés". Entendez par là : "la poursuite d'une fin morale ou intellectuelle, souvent erronée, toujours désintéressée", le sentiment de l'honneur, la recherche d'une occupation noble, "celle par laquelle on ne gagne rien" (80-81)

     Cet idéal  était incarné par le clergé de sa paroisse et par les prêtres qu'il aura comme maîtres au collège; mais, plus encore, par les innombrables saints bretons qui étaient proposés à la vénération des fidèles. "Ces saint locaux, la légende (les) a entourés du plus brillant réseau de fables"(82-83), comme en témoigne la savoureuse anecdote qu'il relate :

         "La veille de la fête (de saint Yves), le peuple se réunissait le soir dans l'église (qui porte son nom), et, à minuit, le saint étendait le bras pour bénir l'assistance prosternée. Mais s'il y avait dans la foule un seul incrédule qui levât les yeux pour voir si le miracle était réel, le saint, justement blessé de ce soupçon, ne bougeait pas, et, par la faute du mécréant, personne n'était béni"(53).

        Que pensaient les prêtres de ces superstitions ? Voici ce qu'en dit Renan : "Un clergé sérieux, désintéressé, honnête, veillait  à la conservation de ces croyances avec assez d'habileté pour ne pas les affaiblir et néanmoins ne pas trop s'y compromettre". Curieuse appréciation : cette manière de ménager la crédulité n'est-elle pas trop habile pour être parfaitement honnête ? Mais Renan a une opinion si favorable du  clergé de son enfance qu'une telle question ne l'effleure même pas (à l'époque !) ... La suite le confirme :

"Ces dignes prêtres on été mes premiers précepteurs spirituels et je leur dois ce qu'il peut y avoir de bon en moi. Toutes leurs paroles me semblaient des oracles; j'avais un tel respect pour eux que je n'eus jamais un doute sur ce qu'il me dirent avant l'âge de 16 ans, quand je vins à Paris". (53)

     On peut cependant se demander si le jeune Renan ne reçut pas, dans le même temps, de sa mère une amorce d'esprit critique. Cette femme devait avoir une solide foi bretonne  - mais son fils n'en parle guère. Ce qu'il rapporte en revanche expressément, c'est la fine ironie dont elle faisait preuve lorsqu'elle lui racontait* de pieuses légendes ou certaines croyances naïves comme celle de St Yves rapportée plus haut, ou encore les miracles accomplis par les nombreux saints guérisseurs bretons. Renan, qui vénérait sa mère, a sans doute reçu d'elle  les germes d'un certain discernement, à l'écoute de sa manière de présenter les choses.

      En toute hypothèse, "ces récits, écrit Renan, eurent la plus grande influence sur le tour de mon imagination" (83) et "me donnèrent de bonne heure le goût de la mythologie" (85). Ce serait donc le merveilleux de ces "Vies des Saints" qui a retenu l' attention du jeune garçon plus que leurs enseignements moraux et spirituels. Quant au goût  pour la mythologie que ces récits lui inspirèrent, il révèle que Renan eut précocement le sens de ce qu'ils contenaient de fabuleux, même s'ils étaient proposés, comme on peut le penser, dans le cadre de séances de catéchisme. 

     

             En 1828 , le père d'Ernest meurt en laissant des dettes. Le commerce d'épicerie de Mme Renan  est liquidé. Elle le reprend cependant en 1831, sans grand succès : elle ne sort pas de la pauvreté. Les prêtres du Collège de la ville étaient ses clients : ils lui proposent de prendre gratuitement Ernest au Collège. (Ernest avait auparavant fait sa scolarité primaire -au moins partiellement - chez les Frères).

         Nous sommes en 1832, au lendemain de la révolution de 1830. Le collège ecclésiastique de Tréguier était austère et son horizon très fermé. La formation qu'on y dispensait était centrée sur deux disciplines - reines :  le latin et les mathématiques. Rien sur les sciences de la nature;  rien non plus sur l'histoire : ce n'est que par hasard qu'il apprend l'existence de Napoléon et de l'Empire. "De la littérature contemporaine, jamais un mot. On connaissait Chateaubriand, mais ces bons vieux prêtres se défiaient de lui"(106)

     En revanche, le jeune Ernest reçut de solides bases de latin et de mathématiques. La suite des Souvenirs nous apprend que sa formation latine fut telle qu'elle lui permit ensuite, au lycée, de versifier dans la langue de Virgile et, au séminaire, de construire avec assurance des argumentations latines.(cf p. 162). Quant aux mathématiques, "on en poussait assez loin l'étude".

               "J'y apportais, dit Renan, une extrême passion; ces combinaisons abstraites me faisaient rêver jour et nuit. Notre professeur, l'excellent abbé Duchesne, nous donnait des soins particuliers, à mon émule et ami de coeur,  Guyomar, singulièrement doué pour ces  études. Nous revenions toujours ensemble du collège... Quand nous avions eu en composition un curieux problème, nos discussions se prolongeaient bien au-delà de la classe"(55-56).

     Tout se passe comme si Renan, dans sa fascination pour les mathématiques, pressentait que la science était son avenir, que "l'esprit scientifique était le fond de sa nature", comme il l'a découvert plus tard (158), qu'il pouvait se passionner pour la vérité - pas n'importe laquelle : une vérité qui soit indiscutable, une vérité dont l'évidence force l'adhésion.

      Pour ces prêtres-éducateurs, la formation morale des jeunes collégiens importait cependant  plus que leur instruction. "Ces dignes ecclésiastiques cherchaient , par-dessus tout, à former d'honnêtes gens. Leurs leçons de bonté et de moralité... étaient pour moi inséparables du dogme qu'ils enseignaient"(105) En résumé, "ils m'apprirent l'amour de la vérité, le respect de la raison, le sérieux de la vie" (107)

       Pesons les termes, très denses, par lesquels Renan désigne ce qu'il doit à ses maîtres. En lui apprenant l'amour de la vérité, le respect de la raison et le sérieux de la vie, ils ont tout simplement jeté les bases de son émancipation future vis-à-vis de l'enseignement  de l'Eglise de son temps. 

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* en breton, langue, nous dit Renan, qu'elle parlait admirablement.

                     R E N A N  :  Souvenirs ...  de SAINT - NICOLAS  DU CHARDONNET

             Au collège ecclésiastique de Tréguier, le jeune Renan rafle tous les premiers prix.  Lorsqu'il a 15 ans, Henriette, sa soeur, décide de faire connaître ce palmarès exceptionnel à M. Dupanloup, supérieur de St-Nicolas , maison [d'éducation] de  Paris, aussi brillante que mondaine . M. Dupanloup attirait nombre d' élèves issus de familles riches de la capitale : ils payaient sans le savoir pour d'autres élèves, pauvres mais talentueux.  Le jeune Ernest fut accepté au nombre de ceux-ci.

     Imaginons l'écart entre le milieu confiné, sérieux à l'extrême, ascétique presque, du collège ecclésiastique de Tréguier et le milieu parisien vibrionnant, ouvert sur le monde et excitant,  qui était celui de St Nicolas. Cet établissement était ouvert aux séminaristes en même temps qu'à la jeunesse dorée de St Germain des prés. Il avait pour base l'étude des lettres classiques. M. Dupanloup, son directeur, estimait que Virgile devait "faire partie de la culture intellectuelle d'un prêtre au moins autant que la Bible" (122)  La littérature contemporaine, absente à Tréguier, avait évidemment droit de cité à St Nicolas et l'on y discutait sans fin de Hugo ou de Lamartine, ou encore de Michelet , grâce à qui Renan se prit de passion pour l'histoire.

           L'éducation qu'il reçut  pendant trois ans "amena dans son être une complète  transformation" (ce sont ses propres termes p.133) : de " pauvre petit provincial" qu'il était,  intelligent, mais quelque peu rigide et étriqué, il devint, grâce à M. Dupanloup, "un esprit ouvert et actif" (133), un esprit sensible  à l'art de plaire par "le cliquetis des mots et des idées" (113), bref, un esprit véritablement éveillé.

          Mais qu'en est-il de la religion ? Celle que Renan découvre à Paris était là aussi en parfait contraste avec les pratiques de piété, le culte des saints, les cantiques ... qui lui étaient familiers en Bretagne. "Ma venue à Paris fut le passage d'une religion à une autre...Ce n'était pas la même religion. Mes vieux prêtres dans leur lourde chape romane m'apparaissaient comme des mages ayant les paroles de l'éternité; maintenant, ce qu'on me présentait, c'était une religion d'indienne et de calicot, une piété musquée, enrubannée, une dévotion de petites bougies et de petits pots de fleurs, une théologie de demoiselles sans solidité" (123-124)

          Conséquences : "Le sérieux de ma foi religieuse avait été atteint en trouvant sous les mêmes noms des choses si différentes"(128) "Mon christianisme subit de grandes diminutions" . Il semble que Renan veuille désigner par là la destruction de "la naïveté première de sa foi". Constat désolé, qu'il fait suivre immédiatement d'un correctif : "Il n'y avait cependant rien dans mon esprit qui pût encore s'appeler doute. Chaque année, à l'époque des vacances, j'allais en Bretagne. Malgré plus d'un trouble, je m'y retrouvais tout entier, tel que mes premiers maîtres m'avaient fait" (133).

                  Tel est le bilan qu'il dresse au terme de ses études à St-Nicolas. On notera la complexité et les nuances contrastées de ce bilan. Renan n'est plus le naïf petit provincial qu'il était. Sa foi religieuse, bien qu'atteinte dans son sérieux, n'est pas ébranlée, pense-t-il : il dit ne pas douter. Et pourtant, ce n'est pas sans troubles qu'il retrouve sa Bretagne natale, ses anciens maîtres et -on peut le supposer - les pardons et autres fêtes religieuses auxquelles il a dû assister (26 juillet : fête de Ste Anne, patronne de la Bretagne !)

                    

              

                                          R E N A N  :  Souvenirs ...  du SEMINAIRE  D' ISSY

      Après avoir passé trois ans à St Nicolas, Renan entre au séminaire d'Issy, succursale du Grand Séminaire de St Sulpice, destinée à la formation philosophique des séminaristes. Les deux établissements étaient animés par des Sulpiciens, Institut fondé au 17e siècle par Jean-Jacques Olier.  Avant  d'évoquer précisément les souvenirs relatifs à Issy, Renan caractérise globalement  l'esprit de l'Institut, tout en rendant hommage à ses maîtres qui ont, écrit-il, "décidé de l'orientation de sa vie" par la formation intellectuelle et morale qu'ils lui ont inculquée (135).

      Renan ne cache pas que l'Institut était une maison d'études des plus conservatrices qui soient. Au point que les séminaristes vivaient dans une quasi ignorance de ce qui se passait dans le monde  ainsi que des "difficultés religieuses du temps" (142)  - celles qui  préoccupaient des chrétiens comme Lamennais, Lacordaire ou Montalembert. Les professeurs étaient attachés à une "solide doctrine" (144) -philosophie et théologie scolastiques - et n'admettaient  aucune atténuation du dogme.

       Quitter St Nicolas du Chardonnet  pour St Sulpice , c'était "quitter les mots pour les choses", quitter la "superficielle rhétorique"  pour "le fond des choses" (145-146) A St Sulpice en effet,  les professeurs méprisaient la forme, et encore plus l'éclat,  le désir de briller. A ce point de vue, tout en étant une école du sérieux de la pensée, l'Institut était aussi une école de vertu : les professeurs étaient des "miracles ... de modestie, d'abnégation personnelle".  Miracles de bonté également, associés cependant, reconnaît--il, à "des idées étroites" (145)

      Venons-en, précisément, à la formation que reçut Renan à Issy et qui jeta les bases de son revirement existentiel. Cette formation était pour l'essentiel d'ordre philosophique mais elle comportait également des cours de sciences. Les deux influences, philosophique et scientifique, se conjuguèrent, comme nous le verrons, dans l'esprit du jeune Renan.

     Les cours de science étaient dispensés par un prêtre très original qui avait été professeur de mathématique à l'Université. Renan estime qu'il doit beaucoup à ce maître. "Quelques leçons qu'il nous fit sur l'histoire naturelle ont été, écrit-il, une des bases de ma pensée philosophique" (154). Il s'agit, selon toute apparence, de sa conception de la nature où tout se  transforme : "Un éternel fieri [ = devenir], une métamorphose sans fin me semblent la loi du monde".  Cette conception,  excluant la Création divine, heurtait de front la foi chrétienne, et pourtant, Renan restait chrétien parce que, écrit-il, à cette époque "j'étais jeune, inconséquent et que la critique me manquait " |le sens critique, peut-être, la méthode critique, sûrement] (158-159). A noter cette confidence du vieux Renan :  "L'ardeur extrême que ces sciences vitales [la physiologie et les sciences naturelles] excitaient dans mon esprit me fait croire que, si je les avais cultivées de façon suivie, je fusse arrivé à plusieurs des résultats de Darwin que j'entrevoyais" (163)

    Sa formation philosophique, essentiellement scolastique (càd. à l'école -scola - d'Aristote et de St Thomas) l'a marqué plus encore. C'est d'elle qu'il parle lorsqu'il écrit :"Je m'y trouvais comme dans mon élément... Je me pris d'un goût singulier pour cette écorce amère [qu'est la scolastique]; je m'y passionnais comme un ouistiti sur sa noix" (145). Ailleurs, Renan va jusqu'à dire que son goût pour l'étude se mua en "une sorte de fureur" (155). L'étude de la philosophie a forgé ce qu'il appelle  son "rationalisme" - par quoi il faut entendre simplement, à cette époque, la confiance en la raison, et ce qu'elle implique : aptitude à raisonner (à démontrer, à manier le syllogisme), souci d'une pensée claire, ennemie du confus et du vague, méfiance à l'égard de tout mysticisme.

     Comment la philosophie a-t-elle pu préparer (indirectement ) la rupture de Renan avec la foi chrétienne et sa conversion au rationalisme pur et dur évoqué plus haut ? Cela ne nous entraîne pas à des développements techniques et Renan a l'art d'exposer sa pensée simplement.

     La scolastique traditionnelle -et même la scolastique cartésienne qui avait cours alors - procède couramment en trois temps : 1/ démonstration d'une thèse  2/ exposé des objections à cette thèse 

3/ réfutation des objections. Le 2e temps  de cette démarche donne l'occasion aux séminaristes  d'introduire des idées de philosophes récents et surtout de penseurs qui,  comme les penseurs des Lumières*, étaient très critiques vis-à-vis de la foi chrétienne. Ce qui arrivait fréquemment, c'est que  la résolution des objections manque de solidité ou d'efficacité et, comme Renan l'écrit, " laisse toute leur force aux idées qu'on prétend réduire à néant " (157).

     Ce faisant, Renan expérimente rien moins que sa "liberté de penser" ( 127) Cette liberté, s'il en a eu conscience, a dû être pour lui une nouveauté enivrante et en même temps, vaguement subversive. Il faut mesurer ce que cela représente à ses yeux. N'est-ce pas oser examiner  la position considérée comme orthodoxe et se permettre de la juger ?  N'est-ce pas "penser par soi-même "? Cette évolution,  M. Cottorey, son professeur de philosophie. s'en aperçut  - et s'en émut !

     "M. Gottorey me parlait très rarement, mais il m'observait attentivement, avec très grande curiosité. Mes argumentations latines, faites d'un ton ferme et accentué, l'étonnaient, l'inquiétaient. Tantôt j'avais trop raison; tantôt je laissais voir ce que je trouvais de faible dans les raisons données comme valables. Un jour que mes objections avaient été poussées avec vigueur, et que, devant la faiblesse des réponses, quelques sourires s'étaient produits dans la conférence [= l'assemblée] , il interrompit l'argumentation. Le soir, il me prit à part. Il me parla avec éloquence de ce qu'a d'antichrétien la confiance en la raison, de l'injure que le rationalisme fait à la foi. Il s'anima singulièrement, me reprocha mon goût pour l'étude. La recherche !... à quoi bon? Tout ce qu'il y a d'essentiel est trouvé. Ce n'est point la science qui sauve les âmes. Et s'exaltant peu à peu, il me dit avec un accent passionné : "Vous n'êtes pas chrétien !"

     Ce jugement  bouleverse le jeune Renan. Ayant confié son désarroi à M. Gosselin  directeur du Séminaire, celui-ci le rassure : ce sont là des doutes sur lesquels il ne faut pas s'appesantir et qui se dissiperont avec le temps.  Il le persuade de poursuivre ses études et de s'inscrire au Grand Séminaire de St Sulpice. Ce qu'il fit. Trente-huit ans après, Renan réalise que M. Gosselin "ne comprit rien à la nature de son esprit, ne devina pas ses futures évolutions logiques. Seul M. Gottorey vit clair" (163). "D'une main brutale, reconnaît Renan, il (avait déchiré)  tous les bandages par lesquels je me dissimulais à moi-même les blessures d'une foi déjà profondément atteinte" (152)

      En usant de cette métaphore très suggestive, Renan estime que l'ardeur rationnelle -pour ne pas dire : rationaliste - avec laquelle il s'affrontait aux thèses traditionnellement admises révélait déjà une foi gravement blessée. S'agit-il là d'un jugement rétrospectif discutable sur la genèse de son incroyance ? Ou bien faut-il admettre que, sans avoir rejeté expressément la foi chrétienne, le jeune Renan, en effet,  ne se sentait plus chrétien, qu'il le savait obscurément, mais qu'il ne voulait pas le savoir ?   Ce qui est certain, c'est que la fêlure de St-Nicolas est ici devenue fracture et que celle-ci prélude à la rupture prochaine.

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 * Comme exemple d'objection, on peut penser à ce dilemme qu'énonce Voltaire à propos de l'existence du mal (la souffrance des innocents en particulier) :

    De deux choses, l'une :  ou bien Dieu ne peut pas l'éradiquer, et alors il n'est pas tout-puissant ;

                                                ou bien  Dieu ne veut pas l'éradiquer, et alors, il n'est pas infiniment bon.      

                               R E N A N : Souvenirs...  du  SEMINAIRE  ST SULPICE

     En octobre 1843 - il a 20 ans - Renan entre au Séminaire St Sulpice, où il va recevoir la tonsure avant Noël de la même année. Son avenir, il le voit donc comme prêtre, et, contrairement  à  M. Gottorey, il s'estime chrétien et catholique, au sens, je pense, où il adhère globalement et sincèrement au corpus doctrinal de l'Eglise, à sa morale et à ses règles disciplinaires.

       A St Sulpice il va se former à la théologie, qu'il définit comme "l'exposé raisonné du dogme chrétien" et à la Bible, "censée [être] la source de ce dogme"(170)

     La théologie devait, écrit-il, lui "donner les vraies raisons de croire au christianisme". Malheureusement, le traité qui servait de base à cet enseignement - il était intitulé De la vraie Religion -  Renan le trouve "d'une faiblesse extrême" et même "tout à fait ruineux.  *   

     Curieusement, les faiblesses que Renan relève dans l'enseignement  théologique qu'il reçoit , ce ne sont pas elles qui l'éloignent de l'Eglise. Pas plus d'ailleurs que la politique que l'Eglise a menée au fil des siècles. Non : ses raisons [de rompre] concernent les sciences bibliques ; elles "furent toutes de l'ordre philologique et critique" (179) Voyons en quoi consistent ces deux spécialités et de quelle façon elles furent  le facteur déclenchant du revirement existentiel de Renan.

     La philologie, c'est cette science qui, appliquée au Livre d'Isaïe, par exemple, fait apparaître que ce Livre n'est d'un auteur unique, le prophète Isaïe, comme l'enseigne l'Eglise.  Grâce à la philologie, Renan découvre qu'il y a  un second auteur : à partir du Chapitre 40, des disparités de langage , de vocabulaire et de style, des incohérences sur le plan historique aussi,  en témoignent, de toute évidence. N'imaginons surtout pas que cette découverte est un "Eurêka" jubilatoire ! En fait, elle stupéfie Renan et le bouleverse, car, aussi étonnant que cela nous apparaisse de nos jours, Renan vivait encore avec cette idée simple :"C'est dans la Bible, donc c'est vrai !" et, pour lui,  le Livre d'Isaïe était bien évidemment d' Isaïe, du seul Isaïe connu.

      La philologie allait de pair chez Renan avec la critique, cet art d'interroger le texte et de discerner, dans la relation des faits ou dans les affirmations, le certain, le probable, le possible  - et l'impossible.  La critique lui a permis de mettre le doigt sur des erreurs matérielles incontestables, sur des exagérations manifestes ou encore des contradictions comme celles qui existent entre les Synoptiques et l'évangile de Jean.(Voir, par ex, Jean18, 28 : inconciliable avec  Mt 27,20 ou Mc15,11 : les faits relatés ne peuvent être vrais tous les deux, puisqu'ils se contredisent !)

     "Je vois ces contradictions avec une évidence si absolue que je jouerais là-dessus ma vie, et par conséquent mon salut éternel, sans hésiter un moment" (179), écrit Renan avec toute la vigueur et l'exaltation de sa jeunesse. C'est dire qu'il entre en conflit ouvert - au moins intérieurement - avec l'enseignement de l'Eglise de son temps, selon lequel il n'y a " dans le texte sacré aucune erreur caractérisée, aucune contradiction, même en des choses qui ne concernent ni la foi ni les moeurs" (177) (Même pas concernant la place  du soleil par rapport à la terre ??) En détectant des contradictions dans le texte biblique, Renan installe dans sa conscience une contradiction d'un autre genre : entre la doctrine officielle de l'Eglise et les certitudes qu'il vient d'acquérir

     On pourrait estimer que Renan n'a de conflit avec l'Eglise que sur des points mineurs. Mais notre séminariste n'est pas de cet avis : "Une seule erreur prouve qu'une Eglise n'est pas infaillible" (176) et "on n'est pas catholique,    si l'on s'écarte sur un seul de ces points de la thèse traditionnelle" (177) Du coup, sa confiance en l'Eglise est blessée à mort. Et cette blessure est d'autant plus douloureuse qu'il n'espère aucunement qu'elle puisse changer, qu'elle puisse desserrer l'étau de son orthodoxie, consentir un jour à un "christianisme rationnel et critique" (190)

     A noter que ce qui renforce l' opposition intellectuelle de Renan à l'Eglise , c'est la théorie du devenir qu'il a conçue,  celle d'une évolution, d'un progrès du cosmos et de l'humanité vers toujours plus de spiritualité, et notamment d'un progrès des idées et des croyances. Cette théorie, dont il a fait "l'essence sa philosophie" (173) heurte évidemment de plein fouet le fixisme de l'Eglise catholique de son temps et sa conception d'une vérité qui, énoncée une fois pour toutes, demeurerait identique à elle-même à travers les siècles. **

     Si, malgré tout, il continue à aimer l'Eglise ("Je tiens encore à l'Eglise, ma vieille mère" 189), il ne cède rien pour autant concernant les vérités qu'il estime avoir découvertes. Il a confiance en sa raison.  Pour rien au monde, il ne la réduirait  au silence ; pour rien au monde, il ne "s'amputerait" de sa raison, selon sa forte expression.(cf 221)

     Il lui arrive de rêver d'être  protestant, de pouvoir être philosophe sans cesser d'être chrétien, comme Herder ou Kant. Car, à ce stade, il veut continuer d'être chrétien. Ce qu'il ne veut pas, ce qu'il ne peut pas, c'est de revenir à l'orthodoxie, c'est être un catholique orthodoxe ( = un pléonasme pour lui !)

      L'issue de cette crise est prévisible : après bien des remous intérieurs, il se décide à quitter l'Eglise  "gravement et dignement". Il évoque cette décision dans ses Souvenirs, en des termes pleins de tact et de retenue : "L'étude directe du christianisme, entreprise dans l'esprit le plus sérieux, ne me laissa     plus assez de foi pour être un prêtre sincère et m'inspira, d'un autre côté, trop de respect pour que je pusse me résigner à jouer avec les croyances plus respectables une odieuse comédie" (134)

   

Notes (qu'on peut omettre de lire !) :

    * "Tel qu'il se constitue à partir du XVIIe siècle, le traité De vera religione comporte une partie philosophique et une partie historique. Il appartient au philosophe de démontrer "l'existence d'un Dieu personnel et infiniment parfait, créateur du monde et maître absolu de l'univers, pouvant manifester sa puissance et garantir sa parole par des miracles". Commence alors un travail théologique qui consiste à "établir la nécessité morale de la révélation et la possibilité du miracle (...) Ce travail préliminaire accompli, on aborde directement la grande thèse historique qui est le fond même du traité, et qui a pour but de prouver la divinité du christianisme" (Pierre COLIN L'audace et le soupçon, La crise du modernisme dans le catholicisme français, 1893-1914 Desclée de Brouwer p. 120-121)

** Inspirée de Kant et de Hegel plus que Lamarck et Darwin (L'origine des espèces, écrite en 1859 ne sera traduite en français qu'en 1862), la philosophie nouvelle que Renan s'est appropriée est une vision de l'univers et de l'homme centrée sur l'idée d'évolution, une évolution qui englobe en définitive Dieu lui-même. Celui-ci n'est pas encore, mais il adviendra au terme d'une marche longue et laborieuse commencée depuis les plus humbles origines du monde et de la vie. (...) Renan figure parmi les principaux représentants de ce panthéisme historique" (Id. Ibid. p.119-120)

    

                                                R E N A N   : Conclusions Réflexions

   

      

     

       Au collège de Tréguier, Renan se prit d'admiration pour ses maîtres. "Je n'eus d'autre rêve que d'être comme eux, professeur au collège de Tréguier, pauvre, exempt de souci matériel, estimé, respecté comme eux" (110) "J'eusse été un très bon prêtre, écrit-il plus loin,  indulgent, paternel, charitable, sans reproche en mes moeurs. J'aurais été en prêtre ce que j'ai été en père de famille, très aimé de mes ouailles, aussi peu gênant que possible dans l'exercice de mon autorité. Ma carrière eût été celle-ci : à vingt-deux ans, professeur au collège de Tréguier; vers  cinquante ans, chanoine, peut-être grand vicaire à Saint-Brieuc, homme très consciencieux, très estimé, bon et sûr directeur [de conscience]. Médiocre partisan des dogmes nouveaux [L'immaculée conception -1854- ou l'infaillibilité pontificale- 1870], j'aurais poussé la hardiesse jusqu'à dire, comme beaucoup de bons ecclésiastiques, après le concile du Vatican [1870] : J'ai posté un garde devant ma bouche" (117).

     Voilà le rêve. La réalité,  nous le savons, fut  tout autre. La décision que prit Renan de quitter l'Eglise fut une décision courageuse, car il lui restait "un attachement tendre au christianisme" (198). Dans une lettre du 6 septembre 1845, il écrivait à un ami : "Mon coeur a besoin du christianisme; l'Evangile sera toujours ma morale; l'Eglise a fait mon éducation, je l'aime"(185). En outre, ayant vécu de longues années dans le milieu clos et protégé des séminaires, occupé à ses seules études, Renan dût affronter l'inconnu du monde extérieur, sans aucun diplôme (même pas le baccalauréat) en dépit de sa brillante intelligence. Il dût enfin  consentir à faire souffrir sa mère tendrement aimée qui, bien sûr, ne pouvait pas comprendre qu'on puisse quitter la soutane "parce qu'on avait trouvé que les explications des Psaumes sont fausses" (191) !

     On ne peut par ailleurs qu'admirer la grande honnêteté du jeune Renan, tirant lucidement les conséquences qui s'imposent à lui en conscience : sortir d'une institution dont il ne peut plus être le serviteur loyal. Poursuivre la carrière ecclésiastique, aurait été "tricher" (181), vivre une vie de duplicité et d'hypocrisie - une vie qu'il ne pouvait que rejeter avec vigueur, tant son amour de la vérité était devenu chez lui comme une seconde nature. Cette décision, pourtant, il l'a prise contre l'avis de son directeur de conscience qui lui disait, comme M. Gosselin à Issy : "Tentations contre la foi ! N'y faites pas attention ; allez droit devant vous ! " (181) ("Ici, je dois le dire, fait remarquer Renan, je trouvai la sagesse de mes pieux directeurs un peu en défaut" 182)

     On notera au passage que Renan quitte l'Eglise sans fracas, sans "faire de vagues", sans dénigrer une institution qu'il continue de tenir en haute estime, surtout en la personne de ses anciens maîtres. Certes, "ils manquaient de critique en s'imaginant que le catholicisme des théologiens a été la religion même de Jésus et de ses apôtres" (143), mais on ne saurait trop louer "ce que ces vieilles écoles de silence, de sérieux, de respect [=les séminaires] renferment de trésors pour la conservation du bien de l'humanité" (145).

     Il importe aussi de remarquer que Renan quitte l'Eglise tout en gardant "un goût vif pour l'idéal évangélique et pour le caractère du fondateur du christianisme". "L'idée, continue-t-il, qu'en abandonnant l'Eglise, je resterai fidèle à Jésus, s'empara de moi, et, si j'avais été capable de croire aux apparitions, j'aurais certainement vu Jésus me disant : "Abandonne-moi pour être mon disciple !" (...) Jésus a bien réellement toujours été mon maître. En suivant la vérité au prix de tous les sacrifices, j'étais convaincu de le suivre et d'obéir au premier de ses enseignements" (185-186)

     "Jésus a toujours été mon maître" : Jésus n'est donc pas seulement cet "homme incomparable" que Renan admire et vénère; il est aussi celui dont l'exemple et l'enseignement inspirent sa propre vie. A cet égard, il se plaît à souligner sa fidélité aux valeurs évangéliques de bienveillance, de pardon, de droiture ... La foi l'a quitté, ses croyances sont mortes, mais il en reste des traces ... "Je sens, écrit-il, que ma vie est gouvernée par une foi que je n'ai plus. La foi a cela de particulier, que, disparue, elle agit encore"(53). Bien que "rationaliste sans réserve" (201), il se donne comme programme "d'abandonner le moins possible du christianisme et d'en garder tout qui peut se pratiquer sans la foi au surnaturel" (200).

     En fait, ce qui reste de sa foi religieuse, n'est-ce pas aussi la survivance affective de la foi bretonne de son enfance et de sa prime jeunesse ?  Alors que la foi qu'il a développée au séminaire et qui a sombré, c'est une foi principalement intellectuelle, voire cérébrale : l'adhésion à un système de croyances ou encore à un ensemble de représentations qui équivaudrait à un savoir . Ne parle-t-il pas du christianisme comme du "résumé surnaturel de ce que l'homme doit savoir" (107) ? Ou encore comme  "ce que doit  admettre un catholique" (181) ou ce qui lui a été enseigné et qu'"en bon élève" il a "appris" ?

     Qu'aurait été la vie de Renan si, au lieu d'une telle foi, il avait été invité - et aidé - à faire vivre une foi qui, par-delà la théologie, se serait engagée dans une ardente recherche de Dieu et en aurait fait comme dit Marcel Légaut "la grande aventure de ses jours" ? (L'homme à la recherche de son humanité, Aubier 166) Qu'aurait été sa vie s'il avait été encouragé - et aidé - à développer une foi qui, usant de la critique historique des Ecritures, mais la dépassant, se serait mise à l'écoute d'une parole qui l'interpelle ?  Nous ne le saurons, bien sûr, jamais ...

     Ce qui est assez évident, en revanche, c'est que le goût très vif que Renan a manifesté dès le collège pour l'étude, la passion qui fut la sienne pour le savoir et la  rationalité scientifique révélèrent la véritable vocation de Renan : devenir un chercheur, un savant. Cette vocation s'est paradoxalement nourrie de l'étude de la scolastique et de celle de la bible qui  étaient censées relever d'une autre vocation : la sacerdotale. La vocation du savant n'a pas tardé à concurrencer la vocation du futur prêtre, pour finalement l'éclipser.

     

       Et si, en dépit des apparences, les deux vocations n'en faisaient qu'une ?  Et si finalement malgré la rupture de 1845, il y avait dans la vie de Renan, une secrète continuité ?  Voici ce qu'en pense Renan lui-même : "L'idée sérieuse que je m'étais faite de la foi et du devoir fut cause que, la foi étant perdue, il ne m'était plus possible de garder un masque auquel tant d'autres se résignent. Mais le pli était pris. Je ne fus pas prêtre de profession, je le fus d'esprit... Mes maîtres m'avaient inculqué cette idée que l'homme qui n'a pas une mission noble est le goujat de la création". (113)

                                                                                                    Jean-B. MER         Mirmande, 19 avril 2017

    

              Extraits  de R E N A N  :  SOUVENIRS  D' ENFANCE  ET  DE  JEUNESSE (1883)

                                                                                                               GF Flammarion 1973

                                                                   

     Au collège de Tréguier, "mes maîtres m'enseignèrent quelque chose qui valait infiniment mieux que la critique ou la sagacité philosophique : ils m'apprirent l'amour de la vérité, le respect de la raison, le sérieux de la vie.(...) Je fus fait de telle sorte pour le bien, pour le vrai qu'il m'eût été impossible de suivre une carrière non vouée aux choses de l'âme. (...) Je fus frappé d'une marque irrévocable pour la vie spirituelle. Cette vie m'apparaissait comme la seule noble; toute profession lucrative me semblait servile et indigne de moi. Ce bon et sain programme de l'existence, que mes professeurs m'inculquèrent, je n'y ai jamais renoncé. Je ne crois plus que le christianisme soit le résumé surnaturel de ce que l'homme doit savoir; mais je persiste à croire que l'existence est la chose du monde la plus frivole, si on ne la conçoit comme un grand et continuel devoir" (107)

            A Issy, le supérieur, "M. Gosselin, par sa confiance en la scolastique, m'encourageait dans mon rationalisme. Un autre directeur, M. Manier, l'un des professeurs de philosophie, m'y encourageait plus encore ... J'arrivais même à croire que le mépris de la scolastique et de la raison, hautement  professé par les mystiques, sentait l'hérésie ... je veux dire le fidéisme de M. Lamennais.(153)                 Je m'abandonnais ainsi sans scrupule à mon goût pour l'étude... Je ne jouais jamais; je passais les heures de récréation assis, cherchant à me défendre contre le froid par de triples vêtements... Je me livrais (à ma passion) avec d'autant plus de sécurité que je la croyais bonne. C'était une sorte de fureur; mais pouvais-je croire que l'ardeur de penser, que je voyais louer dans Malebranche et dans tant d'autres hommes illustres et saints, fût blâmable et dût me mener à un résultat que j'eusse repoussé de toutes mes forces si j'avais pu l'entrevoir ?" (155)

          "A Saint-Sulpice, je fus mis en face de la Bible et des sources du Christianisme. Je me mis à cette étude (avec ardeur) et par suite d'une série de déductions critiques qui s'imposèrent à mon esprit, les bases de ma vie, telle que je l'avais comprise jusque là, furent totalement renversées"               (164)..." Dans un livre divin, en effet, tout est vrai, et, deux contradictoires ne pouvant être vraies à la fois, il ne doit s'y trouver aucune contradiction. Or l'étude attentive que je faisais de la Bible, en me révélant des trésors historiques et esthétiques, me prouvait aussi que ce livre n'était pas plus exempt qu'aucun livre antique de contradictions, d'inadvertances, d' erreurs. Il s'y trouve des fables, des légendes, des traces de composition tout humaine... L'orthodoxie oblige de croire que les livres bibliques sont l'ouvrage de ceux à qui les titres les attribuent. Les doctrines les plus mitigées sur l'inspiration ne permettent pas d'admettre dans le texte sacré aucune erreur caractérisée, aucune contradiction, même en des choses qui ne concernent ni la foi ni les moeurs" (177)    

      

       "L'Eglise catholique s'oblige à soutenir que ses dogmes ont toujours existé tels qu'elle les enseigne, que Jésus a institué la confession, l'extrême-onction, le mariage; qu'elle a enseigné ce qu'ont décidé plus tard les conciles de Nicée et de Trente. Rien de plus inadmissible. Le dogme chrétien s'est fait lentement, comme toute chose, lentement, peu à peu, par une sorte de végétation intime. La théologie, en prétendant le contraire, entasse contre elle des montagnes d'objections, s'oblige à rejeter toute critique" (173)

    

      "Durant quatre ans, une terrible lutte m'occupa tout entier, jusqu'à que ce mot, que je repoussai longtemps comme une obsession diabolique : "Cela n'est pas vrai !" retentît à mon oreille intérieure avec une persistance invincible" (134)... "Mais avec la notion précise et à la fois respectueuse que j'avais du catholicisme, je n'arrivais pas à concevoir une honnête attitude d'âme qui me permît d'être prêtre catholique en gardant les opinions que j'avais. Une voix secrète me disait:  "Tu n'es plus catholique, ton habit est un mensonge : quitte-le !" (185)

     "Je regrette quelquefois, écrit-il à un ami prêtre (25 août 1845), de n'être pas né dans un pays où les liens de l'orthodoxie fussent moins resserrés que dans les pays catholiques; car, à tout prix, je veux être chrétien, mais je ne puis être orthodoxe. Quand je vois des chrétiens aussi libres et aussi hardis que Herder, Kant, Fichte, se dire chrétiens, j'aurais envie de l'être comme eux. Mais le puis-je dans le catholicisme ? C'est une barre de fer; on ne raisonne pas avec une barre de  fer. Qui fondera parmi nous le christianisme rationnel et critique ? (189-190)

        "J'étais chrétien cependant; car tous les papiers que j'ai de ce temps me donnent, très clairement exprimé, le sentiment que j'ai plus tard essayé de rendre dans la Vie de Jésus, je veux dire un goût vif pour l'idéal évangélique et pour le caractère du fondateur du christianisme. L'idée qu'en abandonnant l'Eglise, je resterai fidèle à Jésus, s'empara de moi, et, si j'avais été capable de croire aux apparitions, j'aurais certainement vu Jésus me disant : "Abandonne-moi pour être mon disciple." Cette pensée me soutenait, m'enhardissait. Je peux dire que, dès lors, la Vie de Jésus était écrite dans mon esprit. La croyance à l'éminente personnalité de Jésus, qui est l'âme de ce livre, avait été ma force dans ma lutte contre la théologie. Jésus a bien réellement toujours été mon maître. En suivant la vérité au prix de tous les sacrifices, j'étais convaincu de le suivre et d'obéir au premier de ses enseignements" (185-186)

      "Je ne regrette nullement d'être tombé, pour mon éducation religieuse, sur des maîtres sincères qui se seraient fait scrupule de me laisser aucune illusion sur ce que doit admettre un catholique. Le catholicisme que j'ai appris n'est pas ce fade compromis, bon pour les laïques, qui a produit de nos jours tant de malentendus. Mon catholicisme est celui de l'Ecriture, des conciles et des théologiens. Ce catholicisme, je l'ai aimé, je le respecte encore ; l'ayant trouvé inadmissible, je me suis séparé de lui. Voilà qui est loyal de part et d'autre. Ce qui n'est pas loyal, c'est de dissimuler le cahier des charges, c'est de se faire l'apologiste de ce qu'on ignore. Je ne suis jamais prêté à ces mensonges. Je n'ai pas cru respectueux pour la foi de tricher avec elle. Ce n'est pas ma faute si mes maîtres m'avaient enseigné la logique, et, par leurs argumentations impitoyables, avaient fait de mon esprit un tranchant d'acier. J'ai pris au sérieux ce qu'on m'a appris, scolastique, règles du syllogisme, théologie, hébreu ; j'ai été un bon élève ; je ne saurais être damné pour cela" (181)