• Enteteautrespages

Al Hallâj, le Jésus de l’islam

Étienne Godinot,  Membre de l’Association Culturelle Marcel Légaut (ACML)
et de l’Institut de recherche sur la Résolution Non-violente des Conflits (IRNC)

            C’est l’universitaire Louis Massignon (1883-1962), un des plus grands islamologues du XXème  siècle, qui nous a fait connaître Al Hallâj par sa thèse de doctorat ès lettres commencée en 1907 et soutenue en 1922. Massignon voyage au Maroc dès 1904. Après une période d’athéisme et d’agnosticisme, il se lie d’amitié avec Charles de Foucauld et retrouve la foi de son enfance. Il entre aux côtés de Lawrence d’Arabie dans Jérusalem libérée de l’occupation ottomane. Diplômé d’arabe classique et d’arabe dialectal, il devient en 1926 titulaire de la chaire de sociologie musulmane au Collège de France. Il rencontre Gandhi en 1931 (il deviendra en 1956 président de l’association "Les amis de Gandhi", et jeûnera avec Lanza del Vasto, François Mauriac et l’abbé Pierre contre la torture et les internements arbitraires pendant la guerre d’Algérie). Il devient tertiaire franciscain en 1932, fonde avec Mary Kahil en 1934 à Damiette la confrérie spirituelle de Badaliya, il est ordonné prêtre au Caire en 1950.
            Husayn ibn Mansur Al Hallâj
(857 ? - 922), poète et philosophe persan, est un mystique du soufisme. Il naît dans une famille pauvre, son père travaille la laine, d’où le nom de al Hallâj, "le cardeur".  Peu satisfait par l'enseignement traditionnel du Coran, attiré par une vie ascétique, il fréquente des maîtres du soufisme. Il est prédicateur en Iran, puis en Inde et peut-être jusqu’aux frontières de la Chine (?).
            Rentré à Bagdad, il est suspecté aussi bien par les sunnites que par les chiites pour ses idées mystiques (la recherche de l'amour divin et de l'union de l'âme et de Dieu) et son influence sur les foules. Il fait passer au second plan les rites et les usages religieux, d’où sa volonté de supprimer le pèlerinage à La Mecque, ou plutôt de le remplacer par un "pèlerinage votif", c’est-à-dire en esprit.
           
Il est faussement accusé d'avoir participé à la révolte des Zanj, mais sa condamnation résulte du fait qu'il a proclamé publiquement Ana al haqq ("Je suis la Vérité")[1]. Cette affirmation n'est pas incongrue dans le milieu soufi où ce genre de propos est considéré comme émanant d'un homme qui, "fondu" dans l'"océan de la divinité", possède un rang spirituel très élevé.
            Ne voulant pas renier ses propos publics, il est condamné à mort, flagellé, crucifié et décapité à Bagdad en mars 922. Son cadavre est brûlé, et ses restes jetés dans le Tigre avec son œuvre.
            Al Hallâj est l’auteur d'une œuvre abondante visant à renouer avec la pure origine du Coran et son essence verbale et lettrique. Cinq types de textes nous sont parvenus : une collection d’oracles et d’invocations composés à la Mecque vers 900, des fragments théologiques, des hymnes et prières, le livre philosophique du Tâwasîn, et le plus célèbre de ses écrits le Dîwân (= "le Registre"), un recueil poétique.
           
La réflexion de Massignon sur le parcours de vie de Mansûr Al Hallâj l'a amené à réfléchir sur des archétypes communs entre islam et christianisme : Abraham, le modèle par excellence des croyants monothéistes ; Fâtima, la fille de Mahomet, dont la figure mariale lui paraît être la réciproque du catholicisme ; la légende des Sept Dormants d'Éphèse (peut-être inspirée des cultes préhistoriques dédiés à la fratrie de sept dieux), d'où le nom de la 18ème sourate al Kahf  ("la caverne") dans le Coran ; Salmân al-Farîsi, un ex-zoroastrien puis chrétien converti à l’islam et compagnon persan de Mahomet.                      
            De même qu’Al Hallâj n’est pas satisfait par l'enseignement traditionnel du Coran, Jésus conteste la vision sacrificielle et beaucoup de préceptes de l’Ancien Testament. Les deux ont sur les foules une influence qui ne plait pas aux dignitaires religieux. Al Hallâj
s’attache à la relation à l’autre, la bonté, la quête du sens et fait passer au second plan les rites et les usages religieux, comme Jésus de Nazareth qui scandalise les Grands Prêtres en ne les respectant pas, et qui affirme que « le Shabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Shabbat ».
            « Sache que judaïsme, christianisme et islam, comme les autres religions, ne sont que dénomination et appellation, le but recherché à travers elles jamais ne varie, ni ne change. ». Cette affirmation du mystique soufi
semble être la petite sœur de la déclaration de Jésus à la Samaritaine au puits de Jacob : « Femme, l’heure vient où ce n’est ni sur cette montagne[2] ni à Jésusalem que vous adorerez le Père. (…) Voici l’heure, et c’est maintenant, où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. ».
            L’affirmation d’Al Hallâj « Je suis la Vérité » fait penser à celle de Jésus « Je suis le chemin, la vérité et la vie
. »
           
Le martyre d’Al Hallâj ressemble étonnamment à celui de Jésus : il est condamné à mort, flagellé, crucifié. Sa dernière parole est : « Mon Dieu… Tes serviteurs se sont réunis pour me tuer, par zèle pour ton culte et par désir de se rapprocher de Toi. Pardonne-leur ! Car si Tu leur avais dévoilé ce que Tu m’as dévoilé, ils n’eussent pas agi comme ils ont agi. ». Comment ne pas entendre ici le cri de Jésus sur la croix au Golgotha : « Père, pardonne leur, car ils ne savent pas ce qu’il font ! » 
           Quand on compare la vie de David (Daoud pour les musulmans) et celle de Mahomet[3], tous deux à la fois - ou à des périodes différentes de leur vie - hommes spirituels, dirigeants politiques et chefs de guerre, tous deux auteurs d’exactions peu glorieuses, on est fondé à penser que David est à Jésus ce que Mahomet est à Al Hallâj.
            Le mystique perse Yazîd Bistâmî (v. 804 - v. 875) est proche d’Al Hallâj par l’histoire, la géographie et par ses intuitions. Le renouveau de l’islam viendra de la mise en lumière de tels maîtres et de leurs successeurs,  Ibn Sīnā (Avicenne), al Ghazali, ibn Ruchd  (Averroès), ibn’Arabî et surtout Djalāl ud-Dīn Rûmî.
            De même que les musulmans et juifs andalous au XIIème  siècle ont contribué à l’approfondissement du christianisme, les penseurs musulmans ou proches de l’islam marqués par la laïcité à l’européenne et par le christianisme contribueront au renouveau de l’islam
: Mohamed Iqbal, Mahmoud Muhammad Taha, Mohammed Arkoun, Jawdat Saïd, Abdelwahab Meddeb, Khaled Bentounès, Malek Chebel, Ghaleb Bencheich, Rachid Benzine, Abdennour Bidar, etc.                                            
            Car le dialogue interreligieux et interconvictionnel permet aux hommes d’approfondir leur identité et leur foi, et de grimper, par des chemins différents mais qui se croisent, vers le haut de la montagne.                                                                                      21.04.2018                  



[1] Le poète et philosophe indien musulman Mohamed Iqbal (1877-1938) traduit cette expression par « Je suis la vérité créatrice », en ce sens qu’une personne qui s’efforce d’être fidèle à ses appels les plus profonds fait aussi l’expérience de découvrir et déployer sa créativité. Abdennour Bidar, France Culture, 22.04.2018

[2] le Garizim, lieu saint des Samaritains, près de Naplouse. Actualisation : ni à Bénarès, ni à  Lhassa, ni à Jérusalem, ni à Rome, ni à La Mecque…

[3] Voir leurs portraits et ceux des autres personnages cités dans cet article dans la famille des "Chercheurs de sens" des diaporamas "Chercheurs d’humanité" sur irnc.org