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José Fontaine est un journaliste belge, militant wallon, très actif sur son site `La Vie', particulièrement épris de Joseph Malègue. Je suis parti du livre qu'il m'a envoyé : La gloire secrète de Joseph Malègue (L'Harmattan, 2016) et j'ai prolongé. Je lui dédie cette présentation.

Le problème de fond : le mot « Modernisme » et ses différents sens.

Qu'est-ce qui a pu advenir à tant de jeunes catholiques provinciaux des années 1900-1920 découvrant les questions posées par Renan et Loisy ? Comment on se débrouille avec cela ? Avec la Vie de Jésus de Renan ?

1- Biographie succincte de Joseph Malègue (1876-1940) :

Joseph Malègue, écrivain français, est né le 8 décembre 1876 à La Tour d'Auvergne dans le Cantal, dans une famille de petite bourgeoisie. Père notaire agnostique de 37 ans) mère, jeune femme croyante de 22 ans. Enfance éblouie, peuplée d'impressions vivaces. Il dira être toujours demeuré « d'une gratitude déchirante et irrassasiée ». Le style de Malègue est remarquablement moderne, c'est un vrai bonheur de mots qui "accrochent". Une génération avant Légaut...

Passons totalement sur l'enfance... Et pourtant...

Sa vie étudiante parisienne (1900-1920) est, curieusement, une suite d'échecs intellectuels et professionnels ou plutôt un mélange de succès brillants et d'échecs répétés aux concours. Durant cette longue période, il est mis au contact du Sillon et des Modernistes. C'est un des fidèles discrets du Père Portal, avec Wilbois (section russe). Plus tard, on le rencontre dans les fondations cachées d'Esprit. Il s'attache étonnamment à la pensée sociologique d'Émile Durkheim, étudié de près, qu'il prolonge par une thèse remarquée sur Le Chômage dans les ports anglais. Mais il doit s'arrêter en raison d'une pleurésie. Sa thèse est primée puis oubliée : elle arrive seulement sept jours avant la déclaration de la guerre 1914-1918.

La guerre, il la vit comme infirmier volontaire puis comme contrôleur postal et contrôleur au ravitaillement. En 1920, il se présente à l'agrégation de Droit mais est éliminé Il aboutit finalement comme formateur à l'École Normale d'instituteurs de Savenay, près de Nantes, durant cinq ans (1922-1927), seule période professionnelle qui semble un peu construite. Un mariage heureux avec Yvonne Pouzin, première femme médecin, le sauve du désastre, le débarrasse des soucis d'argent mais aussi le stimule et lui permet de s'accomplir dans l'écriture d'un premier roman de 800 pages qu'il doit payer pour être édité. Le roman, sorti discrètement à compte d'auteur chez Spes, est éreinté par l'Action Française mais en même temps repéré par un juif incroyant. Il obtient même le prix Virenque de littérature spiritualiste ... ce qui l'empêche de recevoir le prix Fémina. Dans ce roman Augustin ou le maître est là, il fait le portrait, entre autres, de Jacques Méridier, titulaire sans autorité d'une classe de seconde mais fier des succès de son fils. Un peu plus tard, il débute une future trilogie qui demeurera inachevée : Pierres noires, Yvonne Pouzin, sa conseillère et sa secrétaire parfois, permet l'édition de ces deux romans.

Augustin ou le maître est là est, par-delà l'intrigue psychologique, centré sur «la matrice intellectuelle du catholicisme français, le modernisme ». D'où son intérêt pour nous. A partir de sa parution en 1933, le succès ne tarde pas. Les tirages se suivent. Gallimard voudrait l'attirer dans sa maison d'édition. Les conférences publiques ne sont pas son fort - sa voix ne passe pas - mais on le sollicite de plus en plus pour des articles.

En 1940, un cancer est détecté et il en mourra au mois de décembre 1940, laissant en chantier son deuxième roman Pierres noires, Les classes moyennes du Salut Après un succès réel jusqu'aux années 1950 (70000 exemplaires), Augustin retombe dans l'oubli jusqu'en 2013, à la suite d'un mot du pape François peu après


son élection. Bien qu'il n'ait jamais été traduit en espagnol, un commentaire élogieux de Charles Moeller est sans doute la source de la lecture de Mgr Bergoglio.

Pierres noires fut, autant que possible bien complété par Yvonne Pouzin. Certains critiques considèrent que ce roman est supérieur par sa forme et par son intuition. Les multiples personnages sont « les plus anonymes des saints qui se sauvent mutuellement dans une dynamique discrète » que Bergson aurait suggéré et que Malègue illustre à l'avance. On dit que Jacques Chevalier, en préfaçant le livre, l'a enterré en grandes pompes. Il méritait beaucoup mieux et Charles Moeller dans Littérature du XXème siècle et Christianisme a su le porter au sommet de la littérature. La comparaison avec Proust, pour la langue et la précision des analyses, n'est pas déplacée. Nous voilà à-pied-d'oeuvre.

2- Malègue et Légaut :

La question du rapport de Malègue et Légaut, posée aux spécialistes, n'obtient pas de réponse nette. On ne voit pas de trace d'une lecture de Malègue aux Granges ou à la Magnanerie. Le seul endroit où on les trouve réunis est un ouvrage non daté ; Dialogues avec la souffrance.

L'exemplaire que j'ai déniché chez un libraire porte le cachet Geprüft (contrôle censure) du Stammlager XII A, soit le camp d'emprisonnement en Allemagne qui fut délivré de ses 17000 prisonniers par l'armée américaine en 1945. Le prisonnier 35822 a sans doute reçu ce livre à sa parution. Voilà qui renforce le côté précieux de ce livre-témoignage. L'éditeur a collecté différents textes d'auteurs contemporains autour de Suzanne Fouché. Celle-ci, atteinte de tuberculose à 17 ans fut soignée durant 12 ans en différents établissements et est considérée comme la principale combattante pour les droits et la réinsertion des personnes handicapés...

Joseph Malègue parle ici de la souffrance qu'il l'a connue de près à partir de Thérèse de Lisieux et des saints dont l'amour est « pur, offert, déchiré, séparé de tout excipient, nu et ruisselant sur le roc de l'âme comme une eau sauvage. » Puis il s'adresse à Jésus dont il bénit la proximité humaine dans la souffrance même : « Soyez béni de n'avoir pas voulu vous "transcender" , de n'avoir pas trop dépouillé l'homme et revêtu le Dieu dans les vestibules de la mort ! »

Enfin, il sait dire combien la souffrance se vit sans mot et sans prière et traverse les consentements qui se vivent sans savoir : « Leur acceptation est traversée de larmes, de sourdes plaintes consentantes, de cet affaissement des épaules qui imite le désespoir. Ces consentants n'ont pas perdu le goût tendre et licite des choses de la terre, auxquelles il leur arrive de donner encore abri dans leurs rêves. Leur sacrifice fume longtemps avant de prendre feu.» Voilà qui est bien dans la veine d'observation fine, d'images réalistes et de respect des silences des « classes moyennes du Salut et de la sainteté ». Langage précieux mais fort.

Sur le même sujet de la souffrance, Légaut qui a écrit La communauté humaine, essai de spiritualité sociale, (Aubier, 1938) accepte de rédiger un texte pour le livre collectif. Il donne le texte : La communauté des malades.

« Les hommes vivent petitement et chichement. Comment aspireraient-ils à grandir en Dieu puisqu'ils ne savent pas déjà aimer leur admirable condition humaine ?' » Pessimisme de Légaut sur les rapports ordinaires : « La politesse n'est qu'une charité momifiée. » Les grands malades sont en quelque sorte préposés à une position d'exception : « Ils habitent un lieu où l'héroïsme est nécessaire, où il faut être plus homme qu'un vivant en bonne forme pour ne pas devenir une pauvre chose abattue et désolée.»

Il termine son texte en affirmant que les malades sont ainsi « les précurseurs d'un état social plus conscient de la véritable destinée de l'homme. Ils seront des cellules très vivantes de cet organisme qui se rassemble si douloureusement, si lentement, à travers tant de tâtonnements et de vicissitudes. »

Cette contribution se comprend bien dans ce constat inquiet et découragé de Marcel Légaut, guettant une humanité capable enfin de se renouveler pour de bon.


Légaut se révèle ici du côté de la construction de l'humain. Malègue du côté du consentement vital à un salut indispensable, à l'humain qui le fait exister, y compris à travers les silences et les refus, dans les interstices de l'existence réelle aussi pauvre soit-elle. Il n'y a pas de vraie rencontre entre Légaut et Malègue.

Ils sont aussi bien séparés sur les questions portées par le Modernisme. Les questions d'historicité prennent une bonne place chez Légaut, ce qui ne l'empêche pas de maintenir une pratique religieuse. Les mots de Malègue laissent deviner un parcours d'intellectuel lettré et critique mais croyant nettement en un mouvement plus large. La différence de point de vue sur la souffrance illustre sans doute la différence d'approche sur la crise moderniste. A vérifier.

3- Augustin ou le maître est là : le roman du Modernisme

a)   Les romans du Modernisme :

Les romans sur "foi et conversion" abondent, et pas seulement depuis Bernanos, Mauriac ou Julien Green. Dès que s'est développée la critique biblique, au nom de la science historique, depuis Renan et Loisy, sont apparus des ouvrages écrits avec l'arrière-plan du questionnement moderniste.

Le premier "roman moderniste" fut italien : Le saint sous la plume d'Antonio Fogazzoro, paru en 1905 largement réédité. Il faisait la critique d'une église engoncée dans l'immobilisme et le moralisme. Ce roman suscita la condamnation du Modernisme par Pie X.

En France, Roger Martin du Gard fait paraître en 1913 Jean Barois, portrait d'un jeune homme ébranlé par les objections modernistes, devenant athée devant les exigences de la science historique avant de retrouver, sur le tard, une foi sentimentale, par besoin de consolation et comme par faiblesse.

Paul Bourget, reprend ces thèmes dans Le démon de midi paru en 1914, soucieux de s'opposer aux déviations religieuses du modernisme décourageant le peuple.

Dans Histoire, dogme et critique, Émile Poulat fait une étude poussée de L'anathème, un roman d'Albert Authin.

Un autre récit à fond moderniste est le remarquable L'Homme qui ressuscita d'entre les vivants, de Joseph Wilbois édité en 1928. Wilbois, proche de Portal au même moment que Malègue, par la section russe, fut envoyé par Portal comme directeur de l'école saint Louis-des-Français de Moscou. Son roman est riche de nombreuses notations modernistes et constitue un parcours rude comme la vie où les chemins tortueux laissent seulement filtrer une lueur. Le temps qu'il faut pour « naître ».

b)  Augustin ou le maître est là

C'est dans ce contexte romanesque musclé que nous rencontrons Joseph Malègue, l'auteur d'Augustin ou le maître est là. Un récit à la langue admirable - on l'a comparé à Proust - aux analyses fouillées et au parcours inflexible. Malègue est ici à la recherche de la foi en contexte moderniste. Le livre parait en 1933.

L'histoire se situe dans les années 1890-1920, et plus spécialement entre Loisy (1902) et l'encyclique Pascendi (1907). On ne dira pas que c'est le roman du Modernisme mais le récit d'un parcours de foi d'un jeune intellectuel ouvert à la religion et désireux de comprendre le mouvement des idées de son temps. C'est en quelque sorte le lecteur qui comprend de l'intérieur les questions actuelles posées par la critique historique de la Bible. Au long du roman, sont cités de très nombreux auteurs, outre Renan et Loisy, on y voit Harnack, Strauss, Battifol, Lagrange et d'autres moins connus. Les philosophes William James, Blondel, Édouard Le Roy, Tyrell sont également cités, comme Duchesne l'historien. Mais les principaux


protagonistes d'Augustin sont des créations de Malègue, à savoir l'abbé Herzog et l'abbé Bourret, l'un est plus orthodoxe, l'autre plus et même totalement rationaliste.

Augustin Méridier ( comme "milieu du jour") est un lecteur averti de la Vie de Jésus de Renan et c'est par lui qu'il pose les questions d'historicité : quelle est la place de Marc, quel est l'auteur de Jean, quel est le sens du mot almah dans Isdie ? Quel sens donner à la naissance virginale, à la résurrection ? Quel sens peuvent avoir, appliqués à Jésus, les mots messie et le mot Dieu ?

Et surtout faut-il admettre ou refuser une irruption de l'Absolu dans le temps des hommes ? Telle est la question centrale et même unique de la Révélation, du Surnaturel...

Le personnage passera par une perte de la foi qui s'opère entre juillet 1904 à la lecture de la Vie de Jésus de Renan et 1908 à la lecture des Synoptiques de Loisy.

c) résumé du livre

lère partie :

Le jeune héros se rappelle les premières impressions religieuses de son enfance : les fêtes, le dimanche, la pratique sacramentelle, les émotions presque mystiques comme ce jour où, à la chapelle de la Font-Sainte, il s'éprouva « porté par une confiance immense dans l'amplitude silencieuse et disproportionnée des bois. »

Une éducation religieuse surtout morale par sa mère, le mène toutefois à de fortes impressions durables. L'école viendra progressivement ébranler ce trop-plein de certitudes et d'obéissance en ménageant la rencontre entre Pascal et Voltaire, les deux camps de la république. La démarcation n'est pas entre Foi et Intelligence. Augustin voudrait bien conforter par l'intelligence son adhésion religieuse de fond. En classe de philosophie, il vibre à la recherche intellectuelle de son maitre Rubersohn, métaphysicien, mais il en sort ébranlé sur le plan de la foi. A la suite d'une pleurésie, il vivra une période toute pascalienne en lisant le Mystère de Jésus de Pascal. Il va jusque s'interroger : serait-il appelé au sacerdoce ? Il n'empêche que cette période de maladie l'aura marqué fortement. Deux mois plus tard, il a entre les mains la Vie de Jésus de Renan et cette lecture l'ébranle : « In tellectuellemen t, c'était une acquisition et une fameuse. Dommage d'avoir à la payer par l'effondrement de ses cathédrales intérieures.» Cette fois, la prière à un Jésus «fils de médiocre condition » comme dit Renan, ne lui dit plus rien.

Augustin rentre en khâgne, années heureuses toutefois, où se confrontent en lui-même l'attrait de la critique et la foi. Se révèle aussi l'ambition de pouvoir conforter la foi grâce à un dépassement. Le plus proche de l'expérience religieuse, c'est la psychologie des saints : «On y touche l'absolu dans l'expérimental». Augustin semble avoir trouvé sa voie. Pour le moment il se carre dans l'assurance que ce qu'il a éprouvé durant son enfance, la fidélité aux impressions religieuses héritées de sa mère et de sa famille, au pays des Planèzes, qui sont là comme une sorte de clarté le préparant à mieux comprendre la foi : « De cette matière première, Dieu faisait des saints ». Il sait que Brémond n'a pas fait autre chose, pour sortir de l'impasse de l'exégèse, que de visiter la psychologie des saints comme Bergson l'y invitait. Ce serait sa voie un jour.

En attendant, l'École Normale le confronte aux questions des Évangiles Synoptiques de Loisy. Du coup, « (la souffrance) frappait au lieu exact : son intelligence. Il goûtait toutefois un certain apaisement mêlé de force à se dire que c'était là sa Croix, sa singulière Croix. » La prière lui devient impossible. Une crise majeure se déroule en lui en deuxième année. Il a beau s'attacher aux pratiques (messe, adoration, visite des pauvres), les questions remontent : «La technique actuelle des études historiques a-t-elle fini par enfoncer le vieux catholicisme ou tient-il le coup ?» Augustin confie à Larguiller son trouble, il l'accompagne aux Vêpres, à la chapelle des Bénédictines et entend ses confidences. Larguiller, son ami, pense à la vie religieuse... il en est touché mais deux rencontres encore, celle de l'abbé Bourret (qui rêve de carrière universitaire) et de Vévé, un "pays" pris de boisson, le ramènent « au pire des questions infinies».


Une nuit proche de Pâques, se déroule en son esprit une multitude de questions radicales : «Eh ils me font rire, hurla-t-il soudain, toute l'équipe des Holzman, des Bauer, des Harnack, des Loisy et des Cheyne. J'attends un 'Monsieur' me dire du fond de l'histoire : Je l'ai vue, la fosse commune où ils l'ont fourré, votre Jésus et les deux larrons latéraux. Je les ai vus, en tas l'un sur l'autre. Et le lundi de Pâques, ils s'y trouvaient encore.» Comme s'il avait lu Spong !

Au petit matin, Larguiller son ami, le retrouve et lui glisse : « Dieu ne laisse pas errer jusqu'à la fin ceux qui, le cherchant dans la bonne foi de leur coeur, ne l'ont pas trouvé, Il enverrait plutôt un ange... » Le propos se pose là comme le fruit d'une conviction profonde et prépare la suite du roman. Mais au final, Augustin sait que la recherche, il lui fallait la faire seul. «Je suis seul, tout seul. Je ne pourrai jamais assez dire combien je suis seul. La décision est entre moi et tous ces bouquins. »

2ème partie :

Le roman reprend le personnage, aux prises avec l'agnosticisme, quinze années plus tard. Le voilà universitaire de renom, il a publié y compris à Harvard. C'est un philosophe agnostique mais « si prier, c'est se rendre perméable, alors il priait. » Finalement son discours est plus agnostique que son adhésion intime à la finalité de l'Univers et son attention à la sainteté diffuse des êtres comme l'était sa mère. Il se surprend lui-même lors d'un examen de licence à manifester de l'intérêt pour William James, le philosophe empiriste américain, «il y a quelque chose qui échappe aux analyses rationnelles, il existe un surplus. » Il existe aussi des sentiments personnels qui sont des vérités d'âme et d'amour faisant éclater les carcans rationalistes. Voilà que sur sa route, il rencontre de façon inattendue Anne de Préfailles sorte d'ange sur la route de son intelligence butée. Il ne parlera pas de conversion mais d'assurance tranquille de «la douce complicité de l'Univers ». Peut-être en effet que le langage de l'amour éprouvé colore l'intelligence et corrige son aveuglement parfois. Pré-failles, comme la faille qui permet la grâce.

Augustin laisse son intelligence se colorer de confiance. Il sait qu'au-delà des questions intellectuelles, la vie appelle et conforte y compris au milieu des épreuves. Le roman campe le personnage d'Augustin en intellectuel critique moderniste, troublé par l'amour et désormais capable d'entendre aussi le questionnement, le mystère des vies offertes. Au chevet de Bébé, l'enfant de sa soeur Christine qui va mourir... plus tard, au chevet de sa mère, il se surprend à prier. Pourtant le roman ne conclut pas si vite. Augustin demeure tendu et incapable de paix. L'amour d'Anne est une ouverture, une brèche (une faille !) dans sa nuit. On parle même de fiançailles mais Augustin apprenant le mal qui l'habite, renonce à l'amour d'Anne et se prépare à des années de sanatorium à Laysin et au pire qui viendra sans tarder. son ami Larguillier, entre temps devenu jésuite, lui révèle en quelques pages magnifiques l'amour qui se déploie, à l'image de Pascal, dans le coeur des saints, y compris au coeur de la souffrance : « Jamais je ne contemplerai assez l'abîme de la Sainte Humanité de mon Dieu ». Augustin est mort d'aimer. Il avait déjà comparé son sort « à un tuberculeux qui ne se marie pas, qui ne le doit pas et étrangle un amour naissant qui devait ensoleiller sa vie. »

C'est au milieu de nombreux récits de conversion (Huysmans, Psichari, Paul Bourget, Wilbois) que Malègue nous fait cheminer en compagnie d'Augustin Méridier. Celui-ci conclut dans le sens de la foi sans pour autant résoudre les difficultés nées des études textuelles. Son parcours jusqu'à la mort sera un préalable à la foi : nous sommes précédés par un amour. Les questions de l'exégèse sont importantes et doivent être étudiées scientifiquement. Mais consentir à la Révélation de l'Absolu est de l'ordre de cette foi ontologique qui précède encore. Augustin conclut par sa vie. Ce n'est pas seulement une question de rationalité. Malègue met son héros dans une posture d'ouverture au renouveau biblique mais


dégagé des seules critiques modernistes. Le roman raconte la manière dont le héros Augustin traverse cette période critique en retrouvant sa foi religieuse.

4 - Quelques jugements sur le roman :

On a parf ois soupçonné de fidéisme si ce n'est de sentimentalisme, la finale d'Augustin, son revirement vers la confession. Il suivrait ainsi la voie des romans de la conversion comme Paul Bourget. D'autres au contraire, comme Jacques Madaule ou François Mauriac, demeurent impressionnés par le chemin d'ouverture humble qui naît silencieusement de la confiance en la vie. Augustin demeure un penseur rigoureux et agnostique. Il argumente contre « les paralogismes de la Critique biblique » pour laisser à Pascal la parole du coeur : « C'est le coeur qui sent Dieu. »

Malègue sait très bien que d'aucuns se moqueront de cette asthénie mentale in extremis. Lui élargit sa pensée, son intelligence à l'appel mystique qui l'a accompagné toute sa vie. Il peut s'abandonner comme croyant en entrant dans « la douce et miséricordieuse mort».

Ce n'est donc pas du côté de Bourget qu'il faut regarder Augustin mais davantage du côté de Brémond écoutant les sinuosités de Newman. Roman du questionnement intérieur et roman de l'agir pratique. Roman de l'intelligence qui se livre. Augustin doute, mais son doute ouvre au mystère en s'appuyant sur l'expérience mystique enfouie dès l'enfance. Les questions demeurent questions non résolues. La science historique poursuit son chemin de recherche mais l'expérience de vie, l'expérience d'amour conduit le personnage à donner une confiance de fond au mystère qui l'enveloppe. Mauriac a ce jugement incisif : « Toute l'histoire de la perte de la foi et de sa reconquête est de premier ordre. Et cela n'a jamais été fait. C'est neuf. C'est un livre sur lequel on reviendra... »

On connaît une très longue réponse de Loisy à Jean Guitton à propos de Augustin de Malègue. Il pensait alors que le texte était de Guitton, d'où sa réponse développée à celui-ci. Il considère que ce parcours de conversion est un quasi-chantage à la mort qui ne résout en rien les questions radicales que pose la recherche : « On ne nous fait grâce d'aucun symptôme ou particularité de sa maladie, jusqu'à sa mort inclusivement. Et donc l'homme est à plaindre : on n'oserait le blâmer mais on n'a guère envie de l'admirer, on ne voit pas bien pourquoi il conviendrait de l'imiter. Follement amoureux et amoureux encouragé, il renonce à l'amour et à la vie quand le cours naturel des choses ne le conduisait à perdre ni l'un ni l'autre. Ce grand type de converti, de repenti, on nous le montre se suicidant volontairement par une hantise de scrupule. Que vaut un tel exemple et quelle leçon à tirer d'un pareil cas ?» Il poursuit son jugement péremptoire : « Augustin est le témoin irrécusable de la crise qui travaille le catholicisme romain, surtout français. Ce n'est pas pour autant, un moyen de la conjurer. »

Jean Guitton était proche à la fois de Loisy et de Bergson. Le chapitre 12 de Écrire comme on se souvient est consacré à la comparaison entre les deux. Il raconte comment Loisy lui avait offert son diurnal, une partie du Bréviaire : « Chez Loisy, il y avait comme deux logiques contraires, la logique de son intelligence qui était hypercritique et absolument autonome et la logique du coeur : en celle-ci il avait comme des regrets de sacerdoce ». « Bergson avait davantage d'intelligence, cette faculté de dominer toutes les puissances de son esprit.., il se haussait au-dessus de l'humanité vers Celui en qui toute l'humanité s'incarnait : Celui qui prend à son compte toutes les souffrances et les péchés de l'humanité». « Loisy était le prisonnier de son instrument critique et il ne concevait pas qu'on put critiquer la critique».

Maurice Blondel a discerné très vite que la parution de l'Évangile et l'Église de Loisy entraînait sur une pente rationaliste qui gommait le sens théologique. Il écrit un essai, Histoire et Dogme, qui met l'accent sur le mouvement novateur de la Tradition accompagnant l'Église dans l'Esprit. A la lecture du roman de Malègue, il écrit qu'il aurait souhaité une finale plus explicitement lumineuse. Ce à quoi


Malègue dit préférer le dur chemin de la solitude intellectuelle qui ne peut pas aboutir tout seul. Seul, jamais Augustin ne serait « revenu ». Il est rentré, « coeur contraint et consentant ».

Pour plusieurs, la foi ne se réduit pas à l'intelligence et à la résolution des questions critiques. Loin d'être un plaidoyer fidéiste ou une conversion sentimentale, c'est vitalement que se traduit la complexité d'une réponse de croyant traversant les épaisseurs de toute une vie. Celui qui l'a le mieux compris, dès les années 1950, c'est Charles Moeller manifestant combien le parcours de vie de chacun, avec son mélange d'impressions de souffrance, d'admiration, d'amour, de mort, est le lieu des intuitions du coeur. Augustin est pétri d'expériences, son intelligence est tapissée de doutes, c'est le hasard d'une expérience ultime qui est le levier d'une clarté apaisante et unifiante. La vie est parfaitement complexe, mélangée et contradictoire. On parlera de clair-obscur permettant le retour à la foi. Malègue insiste dans un commentaire de son roman : « Ce qui est donné, c'est l'intégralité de l'esprit de l'homme dans lequel règne comme partie, l'intelligence. Ce qui est donné, c'est le coeur humain et l'intelligence humaine à la fois. Ce qui est cherché, c'est leur collaboration et leur harmonie. Les intuitions du coeur doivent intervenir au lieu et place où elles sont nécessaires, éléments de constructions rationnelles, acceptées, critiquées, élaborées par l'intelligence. »

Joseph Malègue a donné une interprétation explicite d'Augustin en disant simplement : « Le théoricien qui était en lui a enfin rencontré là les conditions d'humilité docile, vertu intellectuelle et morale à la fois, génératrice des interprétations humbles et sans fracas qu'il refusait jadis aux maniements des textes, et qui l'empêchèrent de voir la lumière. »

Dans une correspondance avec Pierre Péguy, publiée par celui-ci, il ajoute encore : « Vous avez parfaitement vu aussi que chez Augustin même converti, persiste une obscure volonté de mort, une partie de son âme garde encore une inertie par ailleurs dépassée. L'âme est un mauvais cocher qui ne mène pas tous ses chevaux ensemble. Conclusion qu'Augustin quoique sauvé n 'est pas tout-à-fait saint. En somme qu'il est l'un de nous. »

Durant la captivité, Augustin était beaucoup lu dans les bibliothèques des camps, un lecteur témoigne : « on y reconnaissait la méthode du Père Pouget, et son insistance contre l'orgueil de l'esprit. »

5- Conclusion donnée à la Magnanerie :

Voici quelques jours, la chaîne Arte diffusait le film de Scorcese Raging bull: L'histoire véridique du boxeur américain Lamotta d'origine sicilienne, aussi courageux sur le ring qu'imbuvable dans ses relations familiales. Il met du temps, toute une vie, pour tomber de son rêve, dégringoler socialement, apprendre à pleurer. Scorcese aime noter ces sursauts au milieu des compromissions et des illusions névrotiques, ici, le trop fort attachement à la mère sicilienne. Il surligne ce qui peut se lever de surnaturel dans l'humain, ce qui advient et qui sauve.

Le dernier plan de Raging bull est ainsi la phrase de l'évangile sur l'aveugle qui s'ouvre à la lumière rapporté par Marc. L'Évangile arrive comme une clef. De même, le plan final de Silence, son dernier film est une petite croix sculptée, glissée dans la main du prêtre jésuite mort, désormais renégat.

Chez ce cinéaste, c'est toujours au milieu des violences urbaines et des délires par un renversement qu'est rendue la place d'honneur aux pauvres et aux petits, par une faille. La révélation continue de se lever à travers des existences plus ou moins ratées qui, en un sursaut fulgurant parfois discret, s'ouvrent à une lumière venant d'ailleurs. La "révélation" à ras d'humanité.

Voilà aussi ce que dit, à travers sa vie et son oeuvre, Joseph Malègue, confronté au questionnement de la critique biblique et y répondant par le poids d'existence des vies même ratées.


Le Modernisme conduit-il à la disparition de tout « surnaturel » ou plutôt n'invite-t-il pas à son déplacement ? Le « révélé » n'est pas dans les miracles qui écrasent la raison et exaltent les crédules qui gobent tout ... mais dans la trace des vies qui se laissent éclairer par une lumière inattendue. « Raging bull » ou Malègue, Augustin Méridier ou le François d'Assise qu'aimait présenter Renan.

Le travail critique de l'historien continue de défaire le miraculeux et de retracer l'invention du christianisme mais, répond Malègue, comme Blondel, Bergson et Brémond, il continue de se transmettre le miracle des vies qui font triompher malgré tout la Vie. Les échecs de Malègue éclairent l'histoire par la théologie des existences ordinaires qui expérimentent le miracle de la foi et de l'amour-charité. La critique historique se poursuit avec raison. Mais la tradition continue d'être le lieu des révélations quotidiennes et a, en ce sens, encore plus raison.

Le modernisme réclame toute la place à la critique des textes et à la critique de la représentation de Dieu. Avec raison. Pourtant une ligne allant de Malègue à Brémond par Bergson, Zundel et Blondel, tout en ne contestant pas la critique, ne veut pas abandonner le Surnaturel qui advient discrètement et que chacun peut reconnaître - à l'intime - dans un retour sur soi comme ce qui m'échappe, ce qui me dépasse, ce qui me transcende, ce qui me sauve à même ma vie.

Malègue est plus ouvert au surnaturel que Légaut. On pourrait les dissocier totalement. S'ils ont écrit tous les deux sur la souffrance, il semble que Malègue connaisse plus encore la souffrance et l'échec, ce qui n'est pas peu dire. Ils témoignent en même temps, de la puissance de Révélation des vies ordinaires, « la classe moyenne de la sainteté».

« Je n'aime pas ceux qui parlent de Dieu comme d'une valeur sûre.

Je n'aime pas non plus ceux qui en parlent comme d'une infirmité de l'intelligence.

Je n'aime pas ceux qui savent, j'aime ceux qui aiment. »


Christian Bobin