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Rencontre avec Jésus-Christ (2)

Tout à fait au départ, quand Jésus a commencé à prêcher, les miracles qu'il a pu faire lui ont attiré du monde. On battit le rappel autour de lui. Mais à vrai dire, j'ai l'impression qu'à cette époque les miracles étaient beaucoup plus nombreux que maintenant. Ils étaient, par conséquent, par bien des points, beaucoup moins extraordinaires. Les miracles se font rares maintenant. Pourquoi ? Je n'en sais rien, peut-être parce qu'ils sont moins nombreux, peut-être bien aussi parce qu'on est moins crédule. Mais si les foules ont vu les miracles, quelques-uns seulement ont suivi Jésus. Ce qui montre bien que le miracle est peut-être la grosse caisse mais elle ne suffit pas. La curiosité, l'étonnement, l'effroi même devant un miracle ne suffisent pas pour qu'il soit efficace sur le plan proprement religieux. Il faut que l'homme soit touché au fond de son cœur. 

Ainsi quand Jésus fait le miracle de la pêche miraculeuse, Pierre lui dit : « Seigneur, écartez-vous de moi parce que je suis un pécheur ». Il faisait ce qu'il pouvait pour dire ce qu'il sentait, mais il n'exprimait pas directement que le fait de voir tant de poissons l'avait vraiment étonné. Ce n'était pas un étonnement d'ordre physique. C'était au fond une sorte d'émoi intérieur qui lui faisait sentir la différence fondamentale qu'il y avait entre celui qui était devant lui, son Maître, et lui-même. Il accusait cela en disant : « Je suis un pécheur », bien qu'il n'ait pas spécialement péché. Le mot «pécheur» est un mot ouvert, un mot qui n'exprime pas simplement qu'on a péché, mais veut dire qu'on est indigne, qu'on est d'un autre ordre, qu'on est absolument en dessous de celui devant lequel on se trouve. Le mot ne doit pas être compris sur le plan proprement moralisant. Pierre ne devait pas être un professeur de morale spécialement doué. Ce mot «pécheur» indique simplement le remous qui a secoué le tréfonds de l'âme de Pierre devant ce miracle. Ce remous-là était indispensable, mais le miracle n'était pas suffisant pour le produire.

Donc, les premiers disciples de Jésus ont pu être attirés auprès de lui par des miracles, mais les miracles n'étaient pas suffisants pour les y maintenir. Il fallait qu'il y ait en eux quelque chose qui corresponde à ce qu'il était. À ce moment-là, il y avait une attente presque fiévreuse, au moins dans certains milieux, de la venue du Messie. Le peuple juif qui était sous le joug étranger était un peu en ébullition, attendait une libération qui se faisait attendre d'ailleurs, espérait un Messie politico-religieux qui leur aurait redonné l'indépendance qu'ils avaient connue jadis pour leur permettre de vivre leur particularité religieuse qui était souvent menacée, même si elle était quelquefois tolérée. 

On pourrait penser que cette attente du Messie pouvait faciliter la compréhension de ce que Jésus était auprès de ses disciples. Mais en fait, on a l'impression que le Christ s'est servi avec une extrême prudence de la conjoncture politico-religieuse de son pays à son époque. Il s'est laissé appeler Messie plutôt qu'il ne l'a dit lui-même. On a même l'impression que lorsqu'on lui posait directement la question, il répondait plutôt un peu en normand. Sans doute voyait-il un peu tout ce que cela impliquait de perversion ultérieure si véritablement il entrait trop à fond dans les espoirs messianiques de son époque. La manière dont il s'est échappé de la foule, lorsqu'elle voulait le faire roi après la multiplication des pains, n'est qu'une des manifestations de cette extrême prudence. Il utilisait les données politico-religieuses de son époque, mais en ayant la plus grande attention pour que ces espérances politiques et religieuses ne l'utilisent pas. En définitive, même avec sa prudence, il a été conduit rapidement à l'échec que vous savez.

Marcel LEGAUT 1963
Archives Jean Ehrard
(éd. X. Huot Cahier n° 8, tome I, p. 63-64)