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Il y a cinquante ans tout juste, paraissaient les deux grands livres majeurs de Marcel Légaut dont la dizaine d’autres qui suivirent jusqu’en 1990 explicitèrent les multiples ressources.  En 1970, ce fut d’abord  Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme, puis, un an plus tard,  L’homme  à la recherche de son humanité. En réalité, ces deux livres, avaient été conçus par M. Légaut pour n’en faire qu’un seul de 700 pages intitulé L’accomplissement humain. La première partie développait le cheminement de l’homme à la recherche de son humanité. Le second  décrivait en quoi le christianisme issu de Jésus pouvait être source d’humanisation pour l’homme moderne.  L’épaisseur de l’ouvrage et l’attention soutenue que demandait sa lecture décidèrent l’éditeur Aubier à le publier en le scindant et en faisant paraître en premier la seconde partie qui lui paraissait plus « accrocheuse » pour le lecteur chrétien. Malgré sa double déception, Marcel Légaut se réjouit de voir publier enfin, même tronçonné et pas dans l’ordre (il avait frappé à d’autres portes sans succès) ce livre qui était comme le testament de son existence.

Pour lui, en effet, il y partageait au seuil de la vieillesse ce qui l’avait aidé à  devenir lui-même et à trouver le sens de sa propre vie, persuadé de surcroît que la voie qu’il avait suivie pouvait inspirer nombre d’hommes et de femmes en quête de vie authentique. Durant son élaboration, il en avait  d’ailleurs soumis les chapitres à ses « camarades » qui, depuis 1946, montaient chaque été dans son hameau des Granges pour se ressourcer communautairement. Guy Lecomte jeune normalien  fréquentait déjà Marcel Légaut et pourrait évoquer ces temps de lecture et les débats intenses qui s’ensuivaient, moyennant quoi Légaut  s’astreignait ensuite à corriger et à clarifier ses textes. Ce qui lui a fait écrire dans l’Avertissement de son premier livre paru. « Ce livre est évidemment d’un seul auteur...mais beaucoup ont collaboré  à cette œuvre, morts et vivants, par leur présence active dans la vie de l’auteur. L’auteur leur doit à tous le témoignage que ce livre n’aurait jamais été écrit sans eux, et même, que sans eux, il n’aurait pas été d’abord vécu ».

Sous le titre  impersonnel qu’il avait choisi à son livre : L’accomplissement humain, et dans le style lui aussi impersonnel qu’il employait pour s’exprimer,  M. Légaut  confiait en réalité sa  propre démarche, celle qu’il avait expérimentée sa vie entière, par tâtonnements et vérifications permanentes, et qu’il s’obligeait  depuis toujours à décrire de plus en plus plus précisément au fur et à mesure qu’elle révélait sa fécondité. Son accomplissement humain résultait de la conjugaison incessante d’une double démarche, d’une part de sa quête incessante d’humanisation et d’autre part de sa recherche permanente de la voie d’humanisation de Jésus de Nazareth, les deux s’interpénétrant et se nourrissant dans sa conscience et son vécu. C’est le fruit de  cette double attention dont témoigne Légaut.  Il n’a pu devenir  disciple de Jésus sans effort perpétuel d’humanisation et  il n’a pas pu grandir en  humanité  qu’en ayant le regard fixé sur l’homme de Nazareth.

On comprend que les deux ouvrages parus successivement aient reçu immédiatement une grande audience auprès d’hommes et de femmes adultes respirant mal dans l’Église catholique de   l’époque. Ces milliers de gens attestaient ainsi qu’ils avaient trouvé une voie de liberté pour vivre leur christianisme. Pour eux, c’était plus qu’une bouffée d’air frais, c’était une sorte de réanimation intérieure, leur insufflant dans l’épaisseur de leur existence la jeunesse et la vigueur de l’Évangile au-delà des doctrines dogmatiques, des structures cléricales pesantes, d’une morale figée. J’ai été l’une de ces personnes enthousiastes de découvrir Marcel Légaut en 1970. J’étais à l’époque aumônier de lycée en situation intérieure de malaise vis à vis de l’identité humaine, chrétienne et sacerdotale qu’on m’avait inculquée, malaise lié à des interrogations fondamentales qui avaient surgi en moi en mai 68 lors de prises de consciences sur la relativité de ce qu’on appelait dans l’Église la Vérité avec un grand V. Je me souviens combien la lecture des grands livres de Légaut fut  une libération qui m’ouvrait un chemin de vie auquel j’aspirais de tout mon être. 

A travers la France entière et dans les pays de langue française, des équipes de lectures se sont formées rapidement un peu partout, et, à leur demande, Légaut, quittant le fin fond de sa campagne drômoise, est devenu un itinérant jusqu’à sa mort en 1990. Chaque année, il faisait son tour de France, visitant les groupes et, à l’occasion, prononçait des conférences dans les villes et les régions rurales. Cet intérêt effervescent de la part de nombreux chrétiens, laïcs et prêtres, vis à vis des approches inédites de Marcel Légaut s’est maintenu jusqu’en l’an 2000. Dans les années qui ont suivi jusqu’à maintenant, cet intérêt est devenu moins voyant, plus souterrain, mais pas moins vif dans les groupes et les personnes qui ont continué de se nourrir des nombreux livres de Légaut. Il s’est aussi maintenu à travers les initiatives de l’Association Culturelle Marcel Légaut créée en 1991, un an après sa mort. Depuis trente ans, celle-ci organise à Mirmande dans la Drôme durant tout l’été des semaines de réflexion et d’échanges sur la pensée de Marcel Légaut. Elle publie le bulletin mensuel  Quelques Nouvelles, et procède à des rééditions d’ouvrages et d’entretiens télévisés de Marcel Légaut.

Au-delà  des milieux chrétiens, le succès immédiat que recueillit le premier livre de M. Légaut attira l’attention des médias et revues non catholiques. L’ouvrage se révélait être  en effet un « événement » pour beaucoup, au sens que donne  le philosophe François Jullien  à savoir une réalité nouvelle, inédite,  inouïe, c’est à dire dont on n’a jamais entendu parler car elle tranche avec le connu auquel on est habitué. C’est ce qui décida Paris-Match  à publier le 6 mars 1971  sous la signature de Robert Serrou, journaliste renommé, quatre grandes pages  intitulées : L’avenir de l’Église dépend des vrais chrétiens.

Quelques Nouvelles les reproduit intégralement en ce numéro.  Elles nous replongent dans la ferveur  qui accueillit les livres de Marcel Légaut.  A la France entière, elles faisaient connaître la haute  et discrète figure du berger des Granges  et son itinéraire ;  elles résumaient sa pensée, née de la constatation d’un christianisme officiel en décrépitude, elles évoquaient l’actualité de sa démarche mais aussi les exigences de « conversion » de chaque chrétien pour sa mise en oeuvre, ce qui nécessitait des déconstructions en vue des reconstructions qui s’imposaient, elles rappelaient les occasions perdues d’opérer ce retournement au cours de l’histoire, notamment à la période du modernisme, elles  insistaient sur l’inévitable patience active à laquelle consentir pour préparer la mutation de l’Église recentrée sur le coeur de l’Evangile.  L’article de Robert Serrou demeure un  bon condensé de l’appel que M. Légaut lançait à son Eglise et à ses membres. Le relire attentivement ne peut que nous inciter à nous laisser, encore et toujours, travailler intérieurement par  les paroles inspirantes de ses livres.  Elles n’ont rien perdu de leur pertinence et de leur actualité.

La figure  de M. Légaut demeure en ce début du XXIe siècle celle de l’un des grands spirituels du XXe siècle et l’un des artisans de la renaissance possible du christianisme, grâce à la vigueur de chrétiens habités par la passion de l’Évangile.

Jacques Musset

 Ressources du christianisme, L’Herne, 2018

 

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