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LES DEUX LUCIDITES : PAR OPPOSITION ET PAR APPROFONDISSEMENT (2)

Il est tout à fait certain que les miracles de l’Évangile, un certain nombre de paroles, celles de Matthieu par exemple nous parlant de la Cananéenne, ne sont pas très sympathiques. Il y a des miracles qui sont vraiment un peu costauds : tous ces démons qui foutent le camp dans les cochons. Voilà des choses qui sont vraiment des difficultés. Ce ne sont pas ces difficultés-là que je dis nourrissantes. Ce sont des difficultés que les exégètes peuvent lever. La lucidité qui est née de l’opposition au christianisme, de l’opposition à la vie spirituelle, est une difficulté vigoureuse mais qui n’atteint que le superficiel. Ces difficultés-là sont un peu nécessaires mais elles ne sont absolument pas suffisantes.

Il y a une autre lucidité – la lucidité par approfondissement humain – qui va faire lever en nous des difficultés d’un autre ordre de grandeur que les difficultés légères de texte, de manière d’être ou de manière de faire que les critiques du christianisme nous apportent assez abondamment. Ce sont des difficultés de fond, de base, des difficultés qui, pour être découvertes, méritent qu’on les cherche. Elles ne peuvent être découvertes que par l’approfondissement humain et cet approfondissement humain ne peut être réalisé que si notre foi est déjà suffisamment vivante. De telle sorte que la facilité de notre foi est beaucoup moins la conséquence de sa vigueur que de sa faiblesse. Plus on est croyant, plus on doit avoir de difficultés pour croire parce que précisément ces difficultés manifestent la force de notre foi et non pas sa faiblesse.

La nature agréable, campagnarde, celle que vous connaissez surtout quand on est citadin, c’est-à-dire par beau temps, cette nature-là ne nous aidera jamais à comprendre l’écrasement de l’homme dans le monde comme un hindou illettré peut en vivre lorsqu’il habite dans son pays.

Cette expérience humaine, cet approfondissement humain, qu’il nous serait nécessaire d’atteindre pour que notre foi soit plus réelle, plus profonde, qu’elle s’enracine plus entièrement dans notre nature, il nous est extrêmement difficile de l’avoir en vivant superficiellement dans la nature comme nous pouvons le faire actuellement.

Le paysan du temps jadis, dont la vie était très précaire, dépendait de la saison. Il avait sûrement en lui une impression d’écrasement par ce qu’il appelait la providence, la volonté de Dieu. Cela ressemblait très fort à l’Islam, cette sorte d’anéantissement, de fatalisme qui faisait que ce qui était bon, il fallait le prendre, ce qui était mauvais, il fallait le prendre aussi. Tout ça venait de Dieu. Nous n’avons plus cette impression d’écrasement que connaissait le paysan de jadis. Le trésor religieux de l’Islam nous était plus facile à atteindre il y a cent ans que maintenant.

Alors le grand danger de notre vie spirituelle, c’est qu’elle devient abstraite par manque de profondeur humaine. Mais si cette profondeur humaine, nous ne l’atteignons plus spontanément par l’expérience quotidienne de la vie, en revanche, dans la mesure où, étant plus conscients, nous essayons de mieux réfléchir sur ce que nous sommes nous-mêmes, sur notre place dans le monde (et sur ce qu’est le monde), dans cette mesure par un effort de prise de conscience, nous pouvons remplacer, et au-delà, cette sorte d’écrasement, d’évidence intime, non explicitée, qu’on connaissait jadis. (À suivre)

Marcel Légaut Topos des Granges (1963)
Ed. Xavier Huot p.29