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L’ECHEC

ON PEUT REFUSER DE VOIR SES ÉCHECS.

Vous le voyez, nous ne sommes plus sur le plan de la morale. Ces échecs-là sont essentiels. Tant pis pour ceux qui ne les découvrent pas dans leur vie car en définitive ils y sont. S'ils ne les voient pas, c'est parce qu'ils sont myopes, c’est parce qu'ils ne  sont  pas  encore  suffisamment adultes et conscients pour les voir. La grande tentation, le grand danger, ce n'est pas de ne pas connaître ces échecs, c'est de faire tout ce qu'il faut pour ne pas les voir. Nous avons plusieurs manières de ne pas les voir. Je ne parle pas des enfants qui ne sont pas suffisamment développés pour les découvrir, c'est l'infantilisme de base. Beaucoup les  ignorent  parce  qu'ils  ne  sont  pas assez vivants pour pouvoir les trouver.

a) La grande tentation des autres est de trouver dans le sociologique, la morale, le raisonnable, le convenable, le normal... l'aide qui permet de porter plus légèrement l'échec en le minimisant, en l'estompant et en le faisant ainsi peu à peu disparaître.

La société engendre l'homme. Elle est la mère de l'homme, mais c'est aussi son tombeau dans la mesure où l'homme n'arrive pas à se dégager d'elle, à la dépasser.  L’homme  a  constamment  besoin de la société et, pour être vraiment homme, il lui faut pour ainsi dire la transcender. La   société par ses coutumes ne fait que légaliser les choses et tout au plus moraliser les instincts profonds de l'homme. Elle le protège de cette manière des premiers précipices, des premières difficultés. La morale est indispensable mais ultérieurement la  société est l'entremetteuse de tous les fléchissements de l'homme devant les exigences et les appels à la grandeur de la condition humaine. C'est ainsi par exemple que la stabilité du mariage peut faire croire à la pérennité de  l'amour quand il est en fait renoncé et blasphémé. Je ne parle pas des cas de mauvaises mœurs, c'est-à-dire d’hommes ou de femmes qui trompent leur mari ou leur épouse. Je parle simplement   d'un amour qui pratiquement n'est plus un amour. Le fait de croire que rester ensemble satisfait pleinement ce qu'est l'amour est une faute, une manière de colmater l'échec, de ne pas le voir et par conséquent de ne pas savoir en tirer le profit spirituel qui s'y trouve.

Si ce que je dis de l'amour est vrai, c’est encore plus vrai de la paternité. Il y a des paternités qui s'imaginent que, dans la mesure où les enfants sont propres, bien habillés, qu'on leur fait faire des études dans l'école  libre...  on  arrive à  satisfaire  pleinement tous les "devoirs", toute la plénitude  de ce que le père doit être pour l’enfant et qui précisément colmatent et cachent  l'échec  fondamental. C'est le drame de beaucoup de familles aisées où le père est trop pris par son travail (ou la politique...), la mère par ses relations, pour s'occuper de leurs enfants. L'enfant est bien pouponné mais, en définitive, la paternité n'existe pas.

Ce que je viens de dire de la manière dont la société colmate les brèches, les impuissances de l'amour et de la paternité, alors que dire à propos des vocations exceptionnelles ?

Nous aimons parler de l'embourgeoisement ecclésiastique, mais il n'est pas autre chose que la pression sociologique normale sur des êtres qui, lorsqu'ils n'ont pas suffisamment de vitalité spirituelle, sont fatalement conduits à cela. Puisqu'ils n'ont pas de femme, ils mangeront des  bonbons à longueur de journée ou bien ils aimeront faire bonne chair. Ce n'est pas extraordinaire du tout, c'est normal, ça fait partie de la condition humaine. Seulement la société, en légalisant la chose, fait disparaître l’échec. Il faut bien le dire : qu'on minimise ces échecs ou qu'on ne les connaisse pas, c'est la charge la plus grave au point de vue spirituel. Cela explique pourquoi tant de vies atteignent un plafond spirituel très rapidement car, à partir d'un certain moment, il y a une incompatibilité entre la croissance dans la vie spirituelle et l'ignorance de ces échecs fondamentaux.

b) Une tendance qu'on a encore pour essayer d'atténuer ces échecs, de les escamoter, en tout cas       de ne pas en porter le poids vivifiant, c'est de les  confesser.  La  tendance  moraliste  que  nous  avons tous de par l'éducation et de par une lourde hérédité fait que nous avons toujours tendance à dire que ce sont des péchés. Ce que je n’aime pas, c'est un péché. Si je ne suis pas un vrai père, c'est un péché. Alors on se confesse et par la grâce du sacrement qui joue à ce moment-là un très mauvais rôle dans la vie spirituelle, les gens se croient dispensés de  porter  vraiment  en  eux-  mêmes l'échec de l'amour ou de la paternité.

En vérité, ces échecs de base (on peut en parler en général comme je suis en train de le faire) ne  sont pas  de l'ordre de la communication. Ils doivent nécessairement rester à l'intérieur de chacun sans jamais vraiment pouvoir être communiqués aux autres, parce que, sitôt qu'on se met à en parler, on en parle comme des échecs d'un autre. Cela rejoint ce que je disais. Dans la mesure où ce sont les échecs d’un autre, ce n'est plus notre échec. Ce n'est plus l'échec existentiel qui est essentiel, c’est l’échec en général. On peut parler de l’échec en général, mais alors on perd les trois quarts ou les neuf dixièmes de la substance même qui existe dans l'échec individuel, de telle sorte que ceci n'est plus du tout de l’ordre de la confession.

Au maximum, ça peut être un jour de l'ordre de la "confession bernanosienne", c’est-à-dire de cette découverte de l'échec grâce à la présence d’un autre. A ce moment-là, ce n’est plus une confession, c'est une découverte. C'est parce qu'on est près de tel être qui se trouve être plus spécialement spirituel, plus approprié à notre être propre, que nous découvrons l'échec. Lorsqu'il est découvert, nous n’avons nulle possibilité et nous ne  devons  pas l'exprimer car,  dans la mesure  où nous l'exprimons, nous le dénaturons. Seulement cette présence certaine et cependant non  avouable de l'échec est au départ la base la plus solide de la fraternité, parce que ce qui est en moi et que je ne peux pas vous dire mais que je sais être en vous sans que je puisse le connaître se trouve être la base la plus commune à chacun d'entre nous, notre fraternité dans le dénuement. La fraternité dans le dénuement est la base humaine de la fraternité en Jésus-Christ. Ceci ne se manifeste certainement pas par des  paroles. Mais quand un homme porte son échec de la façon dont je vous parle, avec suffisamment de réalité, de  continuité  (car  en  définitive  nous  portons notre échec un jour et puis nous nous endormons pendant un mois... un an), un homme qui porte suffisamment avec réalité son échec de base  se  trouve  être  dans  une disposition intérieure qui,  sans se manifester du dehors de façon singulière, est extraordinairement capable à la fois de comprendre et d'aider l'autre. Déjà sur un plan psychologique, ce n'est pas le riche qui donne au pauvre, c'est le plus pauvre qui donne au moins pauvre. Dans la  mesure  où  nous  portons  lourdement notre échec, nous sommes capables de donner à ceux qui le portent plus légèrement. Ce ne sont pas  ceux  qui croient avoir une vie réussie qui sont capables d'aider les autres à réussir  leur vie.

Topo de Marcel Légaut du 1er août 1961 :   extrait n°8

 …A suivre : «ATTEINDRE LA SÉRÉNITÉ»