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L’hypothèse défendue

En remerciement au Père Auguste Valensin (1879–1953) – 2

1. Dans l’éditorial d’octobre 2020 (QN n° 346), j’ai cité un texte du P. Valensin et j’ai présenté 4 points dont j’ai laissé le développement pour une autre occasion par manque d’espace. Le texte disait ceci  : «  Si par impossible, sur mon lit de mort, il m'était manifesté avec une évidence parfaite que je me suis trompé, qu'il n'y a pas de survie, que même il n'y a pas de Dieu, je ne regretterais pas de l'avoir cru ; je penserais que je me suis honoré en le croyant, que si l'univers est quelque chose d'idiot et méprisable, c'est tant pis pour lui, que le tort n'est pas en moi d'avoir pensé que Dieu est, mais en Dieu de n'être pas.  » Et  le premier point que j'ai souligné  était "sur mon lit de mort". Pourquoi cette évocation dès le commencement  ? Je porterai mon attention sur ce point.   

2. Le fait que le P. Valensin était ignacien m’incite à me souvenir qu’Ignace dans ses Exercices, propose d’imaginer le moment de la mort comme une aide utile de manière à faire «une bonne et sage élection». Et j’ajouterai qu’Ignace recommandait aussi d’user d’imagination dans l’application des sens, un chemin de méditation propre, parallèle à celui de considérer, mot à mot, sans se presser, quelque texte de qualité que le sujet connaît de mémoire et aussi, de le réciter en mesure, c’est à dire selon sa respiration.

Cependant, l’imagination a mauvaise presse depuis des siècles, au moins pour deux raisons. La première, parce que l’imagination peut être la folle du logis selon Thérèse d’Avila, grande imaginative, et selon les confesseurs obsédés par le péché qui n’avaient pas confiance en elle avant que les psychologues ne s’aperçoivent qu’elle pouvait devenir une source d’obsessions, d’anxiété et de peur. En second lieu, parce que l’exercice de l’imagination «  par sa plus grande plasticité, est plus apte pour des personnes sans grande formation ni hauteur spirituelle».

Mis à part les artistes qui critiqueront cette mésestime et aussi les différences de tempérament — car certains d’entre nous sont plus iconoclastes et plus proches de l’interprétation spontanée de la «  foi nue  » tandis que d’autres sont plus amis de l’image et de la représentation —, il convient de se rappeler deux constatations d’Aristote sur le rôle de l’imagination  : que «  l’âme discursive utilise des images à la place des sensations  » et que «  l’âme jamais ne comprend sans le concours d’une image ».

Ainsi donc, le rôle positif de l’image et par là même de l’imagination, sans exclure qu’il faille l’orienter et ne pas céder devant son immédiateté, rend clair que, comme la mémoire, l’imagination est utile pour « ressentir la connaissance » (sentir conocimiento), c’est à dire pour que le ressenti soit présent dans la pensée, dans le jugement et «  l’élection  », de manière que celle-ci ne soit pas conduite par des raisons et des arguments (pour ou contre) mais par le cœur et l’être tout entier du sujet. 

3. Pour cela, le P. Valensin proposa d’imaginer le moment de la mort. S’il fit appel à cette représentation c’est par volonté de mettre un point final à ses notes sur la Croyance selon sa définition, c’est à dire comme «  la certitude engendrée par une raison d’ordre moral  », «  qui tire sa force contraignante du sentiment d’une obligation  : parce que je ne pourrais affirmer le contraire sans renier une conception à laquelle est attachée ma dignité d’homme et qu’il m’est défendu d’abandonner  ».

Tel fut donc le contexte dans lequel, pour la première fois, le P. Valensin établit son «  hypothèse  » à la suite de ces lignes  : «  Pour mettre une dernière fois en lumière la nature toute spéciale, le ressort et la suffisance sui generis de la Croyance entendue comme nous l’avons fait, il n’est rien de tel, peut-être, que d’énoncer comment réagirait l’âme «  croyante  » dans l’hypothèse — d’ailleurs défendue — où les faits par impossible lui donneraient un démenti  ». Parce qu’en effet le texte continue  : «  Si sur mon lit de mort, etc.» .                                                                                                       

4. Car la croyance est ce dont il est impossible que nous puissions nous repentir ou dont il est impossible d’imaginer que nous puissions la renier sur notre lit de mort. Dit autrement, c’est ce que nous ne pouvons imaginer renier à ce moment-là. Par contre, c’est ce que nous pouvons imaginer qui nous enorgueillirait d’affirmer à un tel instant, pour être inséparable de notre dignité, ou de notre noblesse, comme dirait M. Légaut.  C’est ainsi que nous identifions ce qui est vrai pour nous au présent, non seulement sur le plan de «  l’élection  » pratique mais aussi de «  l’élection  » théorique car dans ce cas, c’est ce que nous ressentons dont nous devons témoigner ou confesser, c’est à dire ce que nous devons affirmer parce que notre vie n’aurait pas de sens si nous ne le faisions pas.                                                                                                                                                                                  

Or, si la raison pour laquelle il nous est utile d’imaginer la fin, c’est qu’ainsi cela nous dévoile mieux l’ultime, la condition possible de ce dévoilement implique de distinguer la fin de l’ultime, qui ne sont pas la même chose comme ne sont pas la même chose le commencement et l’origine. Cette distinction requiert un exercice d’imagination qui est d’une certaine façon préalable et distinct car il consiste à essayer de dépasser la force imaginative de l’espace et du temps  ; force implicite tant dans la question de ce qu’il y a au delà comme dans celle de ce qu’il y a eu avant. Grâce à cet exercice préalable nous pouvons ressentir et comprendre que là où se donne le définitif et l’ultime, c’est dans l’exercice de notre liberté qui au fil du temps, en décidant, se décide.        

5. Penser et imaginer la mort en vivant est un classique dans notre tradition, somme de beaucoup de provenances. M. Légaut pour sa part, effleura ce thème de façon originale dans les chapitres quatre et treize de L’homme à la recherche de son humanité. Pourtant, nous n'aborderons pas ce point mais nous terminerons par une question  : comment Jésus  vécut-il cette façon de faire une «  élection  », lui qui de fait, ne mourut pas sur son « lit de mort »  ? Quand, au long de sa vie, Jésus pensa-t-il à sa fin de manière à faire une bonne «  élection  »  ?

À part les rêves et les réflexions de Pierre et de Paul avant leur fin dernière, qui pour sûr, ne se passa pas non plus dans leur lit, les Synoptiques s’approchèrent indirectement de ce que Jésus vécut quand ils nous parlent de la question à Césarée, du secret messianique et des annonces de la Passion, de la décision de monter à Jérusalem, des tentations au désert et à Gethsémani. Cependant,  M. Légaut nous signale ses nuits de prière et ceci est une piste inestimable, qui englobe le reste.

Domingo Melero                                                                                                                  

Traduction  : Geneviève Louismet, septembre 2021

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1. Nous citons ce texte d’après l’édition Autour de ma foi. Dialogues avec moi-même, Aubier, 1948, p. 46.

2.  Ex. 121 – 125 et 194.

3.  Ignace pense aux oraisons habituelles de la piété catholique (Ex. 256 et 258) mais pourquoi ne pas choisir chacun ses propres textes ?

4.  Selon ce qui est dit dans la note 117 de : Ignace de LOYOLA, Oeuvres complètes, Madrid, BAC, 1982, p. 248.

5.  ARISTOTE, De l’âme, 431a 10-20

6.  Auguste VALENSIN, Pour une théorie de la Croyance en “Notes diverses à la traduction de: Fichte, «L’Essence de la Théorie de la Science»", Archives de Philosophie, Vol. IV Cahier II, Paris, Beauchesne, 1926, p. 125. Noter que, dans cette rédaction de 1926, “par impossible” n’est pas dans l’hypothèse mais avant.

7.   Voir: Pierre HADOT, Exercices spirituels et philosophie antique, Paris, Albin Michel, 2002n p. 80-84, 88, 95 et 285.

8.  Voir : Introduction à l’intelligence…, p. 203 ; voir aussi : Mt 14, 22-25 ; Lc 6, 12-13 ; Mc 13, 35-37 ; Jn 6, 6-15, par exemple.