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Pourquoi je suis resté catholique ? (suite 2)

La base, c'est la vie humaine en profondeur et le rôle principal de l'Église au départ, ce que nous pouvons recevoir d'elle - pas assez d'ailleurs - c'est un approfondissement humain suffisant pour que tout ce qu'elle nous enseigne soit pour nous suffisamment assimilable afin de devenir vraiment notre nourriture. Mais il faut aller plus loin et je suis là dans les perspectives que Küng lui-même a développées dans son petit livre. L'essentiel, ce n'est pas une question de christologie, ce n'est pas une doctrine, c'est celui qui a été à l'origine de cette christologie, de cette doctrine, Jésus. Non pas le Christ théologique, ce personnage du ciel qui a été progressivement identifié avec Jésus, ou du moins auquel on a identifié Jésus. Non, [l'essentiel], c'est l'humanité de Jésus, cet homme qui a vécu il y a 20 siècles dans un petit pays, pendant une trentaine d'années, qui a changé le monde en mourant. C'est là notre base. C'est ça qu'il nous faut reprendre.

Mon attachement pour l'Église, c'est aussi vrai pour mon pays, ce n'est pas tellement l'Église en tant qu'Église, c'est parce que actuellement dans les conditions concrètes, pratiques, c'est encore l'Église qui nous assure le mieux de la persistance de la percussion spirituelle qu'a provoquée Jésus, d'une façon paradoxale, par sa mission. Un homme de 33 ans, mourant sur une croix dans des conditions ignominieuses, un effondrement total de tout ce qu'il voulait faire, et qui grâce à une fidélité fondamentale qui, me semble-t-il, est ce qui est le plus visible de sa divinité, a eu une fécondité après sa mort qui continue, mais elle est continuellement et sans cesse blasphémée par ceux qui se réclament de lui. Pour que nous puissions nous croire catholiques, chrétiens, il faut que nous ayons au cœur même de notre recherche et tout au long de notre vie, malgré qu'il y a 20 siècles derrière et qu'il ait vécu dans des conditions tout à fait différentes, dans un univers mental tout à fait différent, il faut que nous recevions de lui et que nous conservions de lui un souvenir vivant, une présence, une action, une filiation spirituelle qui nous permet de devenir nous-mêmes à partir de l'humanité que nous avons petit à petit à approfondir.

Pour moi, comme pour vous, je crois, l'idée est la suivante : je suis très attaché au catholicisme parce que j'y retrouve

la percussion spirituelle qu'a provoquée Jésus dans les conditions où on les trouve. Catholique d'origine, élevé dans un milieu où le catholicisme était encore majoritaire ou du moins dans lequel le catholicisme a été très important pour la formation du climat humain de ce pays, c'est grâce à cette Église que cette percussion spirituelle n'a pas été entièrement perdue et est encore suffisamment vivante pour qu'elle puisse porter un écho vivant, fécond dans le cœur de certains, pour qu'ils puissent continuer à porter cette foi aux générations qui suivent. Voilà notre base !

Mais, nous autres, chrétiens d'origine, nous avons reçu une formation essentiellement doctrinale ; le grand danger est que nous nous en suffisions. Nous avons reçu une morale ; le grand danger est que nous la pensions suffisante dans l'environnement tout à fait différent dans lequel nous nous trouvons. Restons simplement au niveau de la doctrine. On nous a beaucoup enseigné une christologie et nous l'avons trop vite crue parce que ça nous a distraits, ça nous a court-circuités des démarches humaines que nous avons à faire pour rendre actuelle, présente, semblable à ce que nous vivons, une lumière pour ce que nous avons à vivre, grâce à ce que cet homme a vécu dans son petit pays de Galilée... C'est un des moments très importants de notre époque.

Il faut que grâce à notre approfondissement humain, grâce aux sciences humaines, grâce aux progrès de l'exégèse, grâce à un certain progrès de la théologie qui se critique elle-même comme la science doit se critiquer elle-même pour pouvoir devenir elle-même, pour devenir plus exacte, grâce à toutes ces choses qui sont possibles maintenant et qui ne l'étaient pas, qui n'étaient même pas imaginables jadis, nous parvenions dans l'intelligence de ce que Jésus a vécu, et devenions ses disciples, à notre manière, suivant notre temps, comme ont été disciples de Jésus quelques Juifs qui se sont laissé, disons, séduire par lui, qui l'ont suivi jusqu'au bout, sachant pertinemment assez vite que ce serait l'échec, mais un échec qui s'est manifesté, par le fait que c'était le fruit d'une fidélité profonde, la cause, l'origine plutôt, d'une fécondité. Voilà, me semble-t-il, l'essentiel.

Marcel Légaut, Le Seuil Belgique février 1989 (suite 2)