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Nous avons des yeux pour voir.
Pour croire en Dieu, nous avons notre existence.

Ces phrases de Marcel Légaut ont été retrouvées dans les liasses du manuscrit inachevé de son livre paru après sa mort : Vie spirituelle et modernité. Elles résument à l’extrême sa démarche de croyant chrétien avec une formule bien frappée comme on en trouve dans ses ouvrages et notamment dans Prières d’homme. Il s’agit d’un retournement copernicien par rapport à la formule toujours en vigueur dans le catholicisme : c’est en croyant en Dieu que l’on devient vraiment humain. Il faut avoir vérifié soi-même que, dans notre culture moderne marquée par les découvertes scientifiques depuis le XVIe siècle, les énoncés traditionnels sur Dieu posés a priori ne sont plus croyables, pour comprendre que pour Légaut la seule voie d’accès au mystère de Dieu était pour un humain sa propre démarche d’humanisation.

Partir de la relecture de sa propre existence, vécue dans une appropriation permanente de tous ses éléments, y compris de ses ratés, pour en faire un tremplin d’humanisation, s’étonner qu’en dépit de ses fragilités et de ses impuissances ce travail d’humanisation ait pu se faire, et s’interroger sur les raisons de cet incroyable et improbable cheminement, voilà ce qui a conduit Légaut à formuler une hypothèse : « ne serait- ce pas les traces en (moi) d’une action liée à (moi) mais qui, si inséparable qu’elle ait été de (moi) n’était pas que de (moi) ? ». De là, face à ce mystère qui le dépasse tout en lui étant immanent, il poursuit : « on peut appeler cette action qui opère en soi l’action de Dieu sans nullement se donner de Dieu - et même en s’y refusant - une représentation bien définie comme celles dont par le passé les hommes ont usé si spontanément et si puérilement. » Et pour enfoncer le clou : « La reconnaissance du caractère radical de cette ignorance est l’unique et l’ultîme connaissance que nous puissions atteindre de Dieu (1) ».

Nous connaissons toutes ces formules que Légaut a polies pour exprimer au mieux son expérience intérieure, à la fois très forte et indicible, encore qu’il nous faille sans cesse lire et méditer ses textes pour nous ressourcer. À quelle expérimentation personnelle correspondent-elles chez chacune et chacun d’entre nous qui nous réclamons de sa démarche ? Et d’abord, avec quel sérieux menons-nous vaille que vaille à longueur de vie notre travail personnel d’humanisation sans lequel nous ne pourrions formuler pour nous l’hypothèse de Légaut et la réponse qu’il y donne ? « Que chacun aille (donc) en paix sur la voie qui est sienne avec l’exactitude de la fidélité. »

Légaut n’a pas été compris par bien des théologiens et des évêques qui le trouvaient prétentieux, déviant de la tradition, hérétique même. Son approche de Dieu ne fut-elle pas cependant la même que celle de Jésus, celui qu’il appelle « Notre Père sur cette terre » ? En effet, la foi du nazaréen en son Dieu ne s’est- elle pas enracinée, approfondie, affinée et confirmée à partir de la fidélité à sa « mission » : aider ses compatriotes en souffrance de corps, de cœur et d’âme à trouver ou retrouver leur humanité ?

Comment dès lors douter que la voie d’humanisation de Légaut soit à notre époque un chemin privilégié pour découvrir l’action secrète de Dieu à l’œuvre en nous et chez les femmes et les hommes de notre temps ?

Jacques Musset

1. Devenir soi et rechercher le sens de sa propre vie, Aubier, 1980, pages 133 et 136.