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BERNARD STIEGLER, UN PHILOSOPHE POUR NOTRE TEMPS ?

 

Bernard Stiegler J’avais depuis longtemps  classé le mot « salut » dans un  tiroir étiqueté « eschatologie » devenu très poussiéreux. Tout ceci m’apparaissait relever de la superstition. Je préférais m’intéresser  à « l’  homme à la recherche de son humanité » : ça avait « de la gueule » ce qu’écrivait Marcel Légaut !  En creusant un peu plus, je comprenais que cet homme en recherche plaçait sa vie sur un chemin d’accomplissement, autrement dit de son « salut » comme le disaient nos grands anciens. Par ailleurs, le hasard de mes rencontres professionnelles m’incitait à une réflexion prospective sur les usages de l’eau. Je ne pouvais alors plus faire l’impasse du changement climatique. Débordant du cadre de mon entreprise, les conclusions de  mes recherches  étaient à l’avance redoutées : les hypothèses actuelles sont telles qu’une fin de l’humanité ne sont pas exclues à l’échelon du siècle. Dès lors je me demandais   si  « un homme en voie d’accomplissement »  devait  être concerné par une humanité à la recherche de son « salut ». Et si oui, qu’elle peut être l’action créatrice de cet homme? C’est dans ce contexte que je rencontre depuis 2015, dans ses séminaires, ses topos, ses écrits et ses engagements le philosophe Bernard Stiegler. 

 

 

                J’aurais préféré  que Bernard Stiegler  contredise les conclusions auxquelles j’étais parvenu.  Avec d’autres, il confirme que nous entrons dans cette phase de l’anthropocène où l’action mortifère  de l’homme s’accélère. Nous savons cela et nous n’agissons pas. Des forces suicidaires collectives sont à l’oeuvre. Les Etats sont désemparés. Que faire contre nous-mêmes?

 

Pour comprendre et agir, ne convient il pas d’interroger les philosophes qui sont les seuls dont le  rôle est d’intégrer toutes les connaissances rationnelles d’hier et d’aujourd’hui quelque soit leur objet?  Bernard Stiegler, cet ancien élève de Derrida,  attire mon attention lorsqu’il dit : « Philosopher, c’est re-créer sans cesse une nouvelle façon de vivre, l’actuelle étant  en cours d’anéantissement». Bernard Stiegler synthétise son analyse:  « l'homme est en train de transformer à grande vitesse la biosphère en technosphère ».  Comme le pharmakon socratique, qui désigne à la fois  le remède et le poison, le numérique et, par extension , la technique ont pris le pouvoir sur  nos vies, alors qu'elles  devraient n' être que des moyens et des aides à notre service. Le développement des objets techniques et  de  modèles de sociétés basés sur le marketing et la disruption s’emballe aujourd’hui et se fait  sans le contrôle de « prescripteurs » capables de cantonner sa  toxicité dans ce qui est soutenable.  De ce fait, l’entropie - cette dégradation de l’énergie interne  qui meut tout « système » animé, organisme  et « exorganisme » - accélère son emprise  mortifère  sur l’humanité.

 

 

Bernard Stiegler ne s'est pas contenté de diagnostiquer les maux dont nous sommes victimes, il n'est pas que philosophe et théoricien : il a été aussi homme d’action qui s'est employé à inventer une « nouvelle façon de vivre ». D'où, ses différents engagements qui ont fait de lui un chercheur très créatif, à l'origine de bien de grands chantiers. Retenons ici le lancement  du « Collectif Internation Genève 2020 », ce 10 janvier 2020 à l’ONU, pour instruire rationnellement la question de l’anthropocène et construire des solutions démocratiques.

 

Par sa réflexion profondément novatrice et par les recherches qu'il a suscitées, on peut dire  que Bernard Stiegler  a incontestablement contribué à ouvrir l’avenir. Il a travaillé à faire en sorte que de « l’advenir » de l’humanité jaillisse un « inattendu ». Il propose les  conditions d’émergence d’une bifurcation, ce qui reviendrait à ouvrir une brèche dans un mur infranchissable. Ce nouvel horizon ouvert pour lequel il se bat, ne pourrait-il être  l’un  des  espoirs de « salut » pour une humanité, si souvent désespérante tant  elle peine  à s’extraire de sa drogue consumériste  et au bout du compte se montre incapable de stopper son glissement  vers  le précipice tel un troupeau bêlant ?

 

                Bernard Stiegler, cet athée au passé romanesque, s’est converti à la philosophie dans un don total. Pleinement engagé dans le réel de notre monde, Bernard Stiegler me semble avoir répondu à une exigence intérieure qui s’imposait à lui par sa réflexion et par son action pour que notre humanité  « ne se défasse » pas, n’aille pas à sa perte, bref, en s’employant au « salut » de l’espèce humaine. L’oeuvre de Bernard Stiegler est très riche. Son vocabulaire pourrait laisser penser qu’il concerne une élite mais son message d’espoir s’adresse à tous.

 

                Ce faisant, n’a t il pas été - avec quelques autres comme Darwin, Freud et Légaut - un de ces mutants dont parle  Alexandre Grothendieck, un de ces hommes qui ouvrent une nouvelle manière de penser? Il est urgent de « penser et de panser » nous écrit Bernard Stiegler dans ses deux derniers livres. Cela ne concerne-t-il pas l’association Marcel Légaut dont l’une des missions est de susciter des lieux de recherche et d’échanges sur les grandes questions se rapportant au sens de l’existence?

 

               

 

                Bernard Stiegler est mort le 5 août 2020. RIP.

 

 

Paul et des re-lecteurs contributifs.