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PANORAMA 1982 - Propos recueillis par Claude Goure

Conversation avec Marcel Légaut

Un de ces hommes que l’on ne parvient pas à définir facilement d’un mot… Parisien, professeur de mathématiques, paysan dans la montagne de la Drôme, homme de Dieu… Il a écrit des livres dont le succès a surpris les éditeurs eux-mêmes et à quatre-vingts ans passés, il continue d’aller par monts et par vaux, parler à ceux qui l’invitent. Chez lui, aucune volonté d’enseigner, seulement celle d’éveiller de l’intérieur, à une vie, au delà de la vie.

CG : « Je suis un enfant de choeur et j’ai passé ma vie à enlever les oripeaux de ma fonction », dites-vous souvent... Expliquez-moi ça…

ML : Né au début du siècle dans une paroisse parisienne très bien montée, puisque le curé n’était autre que l’abbé Loutil, le célèbre Pierre l’Ermite de « La Croix », j’étais un garçon très pieux. Je suivais régulièrement le catéchisme de persévérance. Tous les dimanches matins je participais à la messe spéciale pour jeunes avec cantiques, sermons édifiants et ainsi de suite…

J’étais un chrétien moyen d’un temps où l’on était d’abord la conséquence de la formation et où la passivité était confondue avec une certaine fidélité. Voilà le garçon que j’étais quand, à dix-neuf ans, je suis entré à l’École normale supérieure. C’est à ce moment-là que je rencontrerai M. Portal. Une rencontre capitale pour moi…

CG : Qui était M. Portal ?

ML : Un prêtre lazariste. Un homme discret, qui, à la fin du siècle, avait tenté d’unir l’Église catholique avec l’Église anglicane mais l’entreprise échoua. Un peu plus tard, il se trouva pris dans la crise moderniste qui déchire l’Église autour de 1905 : directeur du séminaire des jeunes prêtres qui préparaient une thèse à l’Institut Catholique de Paris, M. Portal qui est soupçonné de complaisances modernistes sera démis de son poste sur une intervention directe de Rome.

Or, cet homme ouvert qui avait beaucoup souffert de l’Église lui est toujours resté fidèle et c’est cette fidélité, dans l’ouverture et la souffrance, qui sera à la base d’une expérience spirituelle dont bénéficiera ensuite toute une génération de jeunes intellectuels catholiques : le Père Avril, Jean Guitton, Pierre-Henri Simon, Étienne Borne, moi-même et bien d’autres… Rencontre décisive pour moi, je le répète.

CG : Pourquoi tellement décisive cette rencontre ?

ML : Au contact de M. Portal, j’ai réalisé que si j’avais de la piété, je n’avais pas de vie spirituelle… Tout ce dont j’ai vécu jusqu’à maintenant a été semé par M. Portal. Bien au-delà de ce que je pouvais recevoir à vingt ans, à un moment où je n’étais qu’un pauvre scientifique…

CG : Intellectuel, parisien, professeur de maths, un jour vous décidez de vous faire paysan dans la montagne de la Drôme. Qu’est-ce qui vous a poussé, la quarantaine passée, à vous installer sur une ferme ?

ML : J’ai voulu être paysan pour aider des étudiants à devenir concrets, comme moi-même j’avais besoin de le devenir afin d’être un homme. Une évidence qui m’avait sauté aux yeux pendant « la drôle de guerre ». J’étais officier et je me suis rendu compte qu’un professeur n’est pas forcément un chef. Ou plus exactement, il n’est capable d’être un chef que lorsqu’il n’y a rien à faire ! J’ai compris là que la plupart des gens qui ont des responsabilités, même au plus haut niveau, ont certes des têtes dont témoignent leurs grades universitaires, mais ne sont pas des hommes capables d’être des chef au moment où l’on a besoin d’eux.

Ainsi, quand j’ai été démobilisé, en août 1940, j’étais décidé à ne plus être professeur comme avant. J’ai demandé ma mutation de Rennes à Lyon et de là, je me suis mis en quête d’une ferme que j’ai acheté en novembre 1940… Une ferme isolée dans la montagne, complètement abandonnée depuis vingt ans, où, avec ma femme, j’ai commencé à apprendre le métier de paysan.

CG : Mais vous n’aviez jamais fait ça ! Vous n’aviez jamais tenu les mancherons d’une charrue !

ML : Jamais. Mais j’ai eu la chance d’avoir un voisin extrêmement sympathique qui m’a un peu initié. Et je m’y suis mis. Au printemps j’ai acheté deux mules, deux boeufs et une quinzaine de brebis… J’ai commencé à défricher des terres qui n’avaient pas été labourées depuis vingt ans. Et en même temps, je descendais à Lyon trois jours par semaine, donner mes cours à la faculté pendant que ma femme restait seule à la ferme. Mais je n’ai tenu que deux ans : il eût fallu que je sois à la fois un colosse physique et d’une force intellectuelle extrême pour conduire de front travail intellectuel et travail manuel. Si bien qu’en 42 j’ai pris congé de l’Université.

CG : Les étudiants que vous attendiez sont-ils venus ?

ML : Ils sont venus pendant les vacances. Ils étaient une quinzaine les deux premières années : nous avons reconstruit deux des maisons du hameau sur les quatre qui étaient par terre ; nous faisions les foins, la moisson… Et puis, peu à peu, ils sont venus de moins en moins nombreux.

CG : Quand vous vous êtes rendu compte que les étudiants ne viendraient pas comme vous l’aviez espéré, vous auriez pu vous dire : moi aussi je lâche et je m’en vais !

ML : Ah non ! A ce moment justement j’avais la possibilité de retrouver ma chaire à la faculté mais j’ai refusé. C’eût été me renier. Le retour à la terre n’était pas pour moi l’essentiel. Ce qui comptait c’était d’être fidèle à ce que je devais être.

CG : Médiocre paysan et pauvre maquignon, dites-vous de vous-même…

ML : C’est vrai.

CG : Et pourtant vous avez su vivre de ce métier et su y faire grandir une famille…

ML : Je ne peux pas dire que j’y ai gagné strictement ma vie. J’ai eu la chance d’avoir un peu d’argent, hérité de mes parents et de mes beaux-parents, pour combler le déficit de nos budgets et donner à nos enfants une éducation et une sécurité d’avenir qu’un paysan ne peut pas toujours donner aux siens. Il est nécessaire de préciser cela afin de ne pas trop farder la réalité. Mais cela dit, j’ai quand même réussi à enraciner la famille dans la montagne de la Drôme puisque trois de mes enfants sur six sont restés à la terre. Un résultat positif tout de même !

CG : Devient-on tout à fait paysan quand on n’est pas né paysan ?

ML : On devient paysan si c’est la voie qu’on doit prendre. Entendons-nous bien : pas au sens de la technicité, mais au sens de la vocation. Une vocation qui, dans mon cas, a été une étape plutôt qu’une fin. Autrement dit, maintenant je ne suis plus paysan…

CG :  A partir du moment où vous vous êtes installé sur cette ferme du Diois, vous l’intellectuel, vous avez été des années sans écrire une seule ligne…

ML : Pendant plus de vingt ans !

CG : Et sans lire non plus !

ML : Non plus. Pendant vingt ans j’ai vécu en état de jachère intellectuelle. Mais avec tout de même l’appoint d’un élément dont je ne vous ai pas encore parlé. Depuis 1925, un groupe m’accompagnait…

CG : Parlez-moi de ce groupe…

ML : A son origine, sept étudiants de l’École normale supérieure dont j’étais qui s’étaient retrouvés autour de M. Portal, pour une retraite, au mois d’août 1925… Avec plein de projets de toutes sortes. Hélas M. Portal est mort quelques mois plus tard et nos projets sont tombés par terre. Néanmoins le groupe a continué et s’est même développé : nous l’avons ouvert aux filles, des familles se sont fondées, et ce groupe existe encore, nous continuons de nous revoir régulièrement depuis plus de cinquante ans. Ainsi durant ces vingt années de jachère intellectuelle dont nous parlions tout à l’heure le groupe se réunissait chez moi aux Granges… Un contact capital pour moi. On me prend souvent pour un homme seul, en réalité peut-être qu’aucun de mes livres de serait paru sans ce groupe qui m’a aidé à les mûrir…

CG : Finalement, cette jachère intellectuelle ne vous a pas mal réussi !

ML : C’est vrai. J’ai échoué dans ma tentative de mener de front une vie d’intellectuel et une vie de manuel, mais il est certain que la vie intellectuelle que j’ai depuis est très largement la conséquence de ces vingt années, où, affronté au quotidien, aux saisons, à ce qui vit et meurt, aux prises avec le risque et parfois l’angoisse, je me suis approfondi. Pas seulement à cause de la jachère. Mais parce que c’est ce que j’avais à vivre. Pour moi, les exigences intérieures qui montent en nous sans en avoir l’air correspondent de façon singulière et mystérieuse à la maturation des potentialités qu’on a en soi et qu’on ignore.

CG : On devient peu à peu ce qu’on est, mais on ne le sait pas…

ML : On peut dire cela. C’est la fidélité au pas-à-pas qui permet petit à petit de faire le chemin qu’on doit faire. Nous limitons toujours trop notre regard dans le temps : à la journée, à la semaine, à l’année… Or, c’est en jetant un regard global et totalisant sur son passé qu’on donne à ce passé un sens tout autre que celui qu’on lui donnait alors qu’on le vivait. Un sens qui aide à bien vivre son présent et à préparer, sans le savoir, l’avenir qui nous attend… En fidélité à ce qu’on doit faire. Dans le recueillement personnel on prend conscience de ce qui est en soi ou, autrement dit, de ce que Dieu veut de moi.

CG : C’est dans les années 70 que l’on commence à parler – ou à reparler – de Marcel Légaut… A cause de vos livres… Qu’est-ce qui s’est passé ?

ML : Quelque chose d’inattendu. En 1962, j’avais écrit un premier livre, « Travail de la foi », qui n’avait eu aucun succès. Devant cet échec de ne plus écrire que pour moi, mettre noir sur blanc ce que je vivais. J’ai commencé à écrire et petit à petit des perspectives se sont ouvertes, m’est venue une compréhension en profondeur de ce qu’est la vie d’un homme, d’une société, d’une civilisation, d’une Église… Trois éditeurs à qui j’avais proposé cette « brique » de sept cent pages me l’ont refusée, la trouvant « illisible et sans intérêt pour les questions actuelles ». Finalement, c’est Aubier à qui j’avais dit : « Vous ne ferez peut-être pas une bonne affaire mais vous ferez une bonne action », qui acceptera de le publier, en coupant le livre en deux et en publiant la seconde partie avant la première. En fait, il fera aussi une bonne affaire puisqu’un mois et demi après, le bouquin était complètement épuisé. Ce qui nous permettra d’éditer le tome I… Et le succès a continué. J’ai reçu énormément de lettres, on m’a invité à venir parler à gauche et à droite, en France, mais aussi en Belgique, au Canada et ailleurs. Voilà comment j’ai été amené à sortir de ma ferme !

CG : Dix ans plus tard comment expliquez-vous que des dizaines de milliers de lecteurs se soient précipités sur vos livres que les éditeurs eux-mêmes hésitaient à publier ?

ML : Parce que, sans que je l’aie calculé, je suis arrivé à une époque où les catholiques prenaient conscience que l’existence même de l’Église était menacée. Mais ils l’ont bien oublié depuis…

CG : Votre expérience et votre réflexion rejoignaient une attente ?

ML : La rejoignait par le biais du spirituel… Plus que par le biais de la doctrine car je ne suis ni un philosophe, ni un théologien.

CG : Vous contribuez à réhabiliter un mot qui avait été un peu perdu de vue : l’intériorité…

ML : Eh ! bien oui… Mais je n’ai pas été le premier. Avant moi il y avait eu quelqu’un comme Caffarel. Il faut rendre grâce au Père Caffarel d’avoir été ce qu’il a été à un moment où dans l’Église on considérait que l’intériorité c’était plus ou moins du narcissisme. On lui préférait l’action…

CG : Vous vous méfiez un peu de l’action !

ML : Un peu… (il rit malicieusement…).

- De l’Action Catholique aussi ?

ML : Aussi… Sans méconnaître cependant le rôle qu’elle a joué dans l’Église. Avec succès d’ailleurs. Mais la vérité oblige à dire que l’action y a pris peu à peu le pas sur la vie spirituelle. Le résultat c’est que l’engagement politique s’est largement substitué à l’intérêt pour les choses spirituelles.

CG : Je vous trouve sévère !

ML : Je ne le crois pas. Mais je ne demande qu’à être démenti par l’avenir des faits !

CG : On a parlé de vous comme d’un révolutionnaire silencieux…

ML : Ce sont les Allemands qui ont dit ça…

CG : Vous êtes d’accord avec leur définition ?

ML : Eh bien volontiers. Car le mot révolutionnaire est corrigé par l’adjectif. Pour ma part, je ne crois pas à une révolution violente et brutale dans l’Église : ce serait en contradiction avec l’esprit de l’Évangile. En revanche, il y a en Jésus et par conséquent en ceux qui se réclament de Lui, une volonté de transformation continuelle. Mais une transformation qui se fait par le dedans, grâce à une mission personnelle de chacun, conséquence de sa fidélité. C’est ce que je ressens chaque fois que je rencontre des groupes de chrétiens… Quand on parle spirituellement à un public suffisamment spirituel on peut lui dire des choses qui vont bien au delà de la compréhension qu’il peut en avoir parce qu’il correspond par le dedans à cette compréhension. Sans toujours le savoir du reste. C’est pourquoi la plupart des chrétiens, véritablement religieux, vivent mieux qu’ils ne pensent et qu’ils ne parlent. Je pense à nos monastères par exemple. Ils sont habités d’une profonde vie spirituelle, qui, à mon sens, est sous le boisseau, mais qui prendrait une extraordinaire extension si on savait lui donner l’expression qui corresponde à la vitalité de ce qu’elle est. Ma conviction d’ailleurs c’est que la reprise de l’Église, se fera à partir de la vie monastique contemplative.

CG : Cette crise de l’Église qui a éclaté il y a une vingtaine d’années, ne vous a pas surpris, Marcel Légaut. Vous dites même : « Elle était providentielle. Elle devait arriver. Nous perdions l’espérance fondamentale de Jésus »…

ML : Cette crise ne pouvait pas ne pas survenir étant donné la crise de la société actuelle. Le plus grave c’est que ce n’est plus seulement la crise de la société qui provoque la crise de l’Église… Il y a aussi une crise interne à laquelle la crise extérieure donne toute son amplitude…

CG : Curieusement, vous n’êtes pas de ceux qui font un procès à l’Église, lui reprochant ses erreurs, ses fautes, ou ses crimes dans le passé…

ML : La fidélité à l’Église c’est la fidélité à Jésus. Qui est le plus fidèle ? Celui qui ne regarde que ce qui s’est fait dans le passé pour en faire le procès ou celui qui s’efforce vers le mieux en partant de ce qui a déjà été atteint ?

CG : Il faut regarder devant…

ML : Il faut regarder devant, en s’enracinant dans le passé… Avec de vraies racines… Pas avec des chaînes. Il y a de la sève dans les racines, pas dans les chaînes.

CG : La crise de l’Église, disiez-vous un jour, est la conséquence des facilités que nous nous sommes accordées depuis vingt siècles…

ML : Et ce n’est pas terminé ! Mais, le propre de la vie spirituelle, c’est de développer en se dégageant de la facilité de la simple croyance qui l’a heureusement aidé à naître. En définitive, c’est l’histoire même de Jésus qui se reproduit en chacun d’entre nous : il est mort nu dans une foi nue… Or c’est ce que nous nous sommes efforcés d’éloigner, en faisant un Jésus de vitrail et de théologiens. En choisissant de vivre sur des réponses plutôt que sur des questions. Mais quand on a trop de réponses, on n’a plus de questions ! La chance de notre époque, précisément, c’est qu’elle retrouve les questions. Avec aussi un risque immense. Passant d’un monde où il n’y avait que des réponses à un autre où il n’y avait plus que des questions, nous n’avons pas la préparation voulue. Non pas pour répondre aux questions car, à mon sens, l’homme est suffisamment grand pour se poser des questions insolubles, mais pour les porter tout simplement. Nous n’avons pas été habitués.

CG : On peut vivre avec ces questions insolubles que sont la vie, l’amour, la mort…

ML : Bien sûr. Car ce sont des questions ferments… Aiguillon et catalyseur de l’humain… Trop souvent, hélas, on a donné l’image d’un christianisme qui nous dispensait d’aller jusqu’au bout de notre expérience d’homme. Il faut vivre pour être…

- Depuis vingt ans, depuis Vatican II, l’Église a fait beaucoup d’efforts pour s’ouvrir, se renouveler… C’est positif, non ?

ML : C’est positif mais c’est superficiel. La réforme est restée au niveau d’une technique. Davantage la conséquence de l’opportunisme d’une action de projet que le fruit de la vie spirituelle. C’est, à mon sens, la grande carence de Vatican II, que d’avoir cherché à renouveler le visage de l’Église, mais sans approfondir assez la réalité spirituelle qui est pourtant à la base même de la vie de l’Église. Il faut donc aller beaucoup plus loin… Ou plutôt, beaucoup plus profond… Oui. Seulement ce travail en profondeur ne peut se faire, selon moi, que par des fidélités individuelles. Et c’est la convergence, non planifiée et non systématisée, de ces fidélités individuelles qui permettra à l’Église de trouver son fil et le sens de sa mission. En attendant, il ne faut pas hésiter à dire que nous allons passer par une période de mort, dans la mesure où, précisément, on n’observera les choses que d’une manière statistique, c’està- dire officielle.

CG : Vous êtes pessimiste ! Moi, j’entends des gens, y compris des évêques, qui ont tendance à dire que la crise serait plutôt derrière nous…

ML : C’est une parfaite illusion et un optimisme de système. Quand il m’arrive de causer intimement avec des évêques je me rends très bien compte qu’ils sont conscients. Comment ne le seraient-ils pas lorsqu’ils savent ce qui se passe dans leur diocèse ? Seulement voilà, quand on a une responsabilité de gouvernement on ne peut pas être totalement soi-même lorsqu’on parle ou qu’on enseigne. C’est comme ça… Le public auquel on s’adresse est tellement hétérogène que ce qui serait bon pour les uns serait peut-être mauvais pour les autres. Si bien qu’on est contraint de tenir un discours moyen qui n’est pas vraiment le sien. Le drame c’est que, s’il y a un domaine où l’authenticité est indispensable, c’est bien celui de la vie spirituelle…

CG : Mais les catholiques sont-ils eux-mêmes conscients ? On a le sentiment parfois qu’ils ont pris leur parti de l’effritement de l’Église…

ML : Tout à fait. Il semble qu’ils n’aient plus conscience de la décrépitude, comme s’ils s’habituaient à vivre dans des ruines.

CG : Votre espoir ?

ML : Que des jeunes qui n’ont aucune formation et qui vont devoir affronter le difficile avenir qui les attend, se heurteront à des problèmes tels qu’ils les forceront – du moins les meilleurs d’entre eux – à se poser les questions fondamentales auxquelles le christianisme peut répondre…

CG : Theilhard de Chardin que vous avez bien connu citait un proverbe chinois, selon lequel « une religion dure deux mille ans… » Or, justement le christianisme approche des deux mille ans !

ML : Oui mais le christianisme n’est pas une religion. Il n’est une religion que dans la mesure où l’on s’est contenté d’en faire une doctrine… Les christianisme est essentiellement une religion d’appel et non pas une religion d’autorité. Mais cette religion d’appel est – de par la fatalité de la condition humaine – nécessairement aussi une religion d’autorité. D’où, dans l’Église, cette dialectique permanente et douloureuse entre un appel qui est l’essentiel et une autorité qui est indispensable. Et nous n’en sortirons jamais.

CG : S’en prendre seulement à l’autorité de l’Église comme on l’a fait ou comme on le fait encore, c’est se tromper de combat !

ML : C’est une grave erreur. On peut changer l’autorité, mais il restera toujours une autorité. Changez la classe dirigeante et vous en avez une autre. Et c’est la même chose dans l’Église, tant que la vie spirituelle n’est pas à l’origine même de l’évolution… Or, ma conviction, c’est que la vie spirituelle restera pendant très longtemps – si elle ne le demeure pas toujours ! - quelque chose de singulier et de rare. C’est ce petit reste d’Israël qui se perpétue dans l’Église actuelle et dont nous avons une image, réduite mais réelle, dans notre vie à chacun. Quand on regarde son passé on s’aperçoit de tous les zigzags, pour ne pas dire des abîmes que l’on a frôlés et dans lesquels on n’est pas tombé, sans le savoir. La caractéristique fondamentale de la vie spirituelle c’est d’être une réussite improbable… Aussi improbable que la vie dans le monde de la matière.

CG : Cette nuit, à Lyon, il vous est né un petit-fils. Le quatorzième je crois… Si un jour, un de vos petits enfants vous demandait de lui dire ce à quoi vous avez cru tout au long de votre vie, que lui répondriez-vous ?

ML : Je suis trop vieux pour que celui qui est né cette nuit me le demande. Mais si un jour un de mes petits enfants se met à lire mes livres il me connaîtra mieux que ce que je pourrais lui dire de moi… Pour peu bien sûr qu’il entre dans la compréhension de ce qui a été vécu derrière.

CG : Vous avez été paysan… Mais vous n’avez jamais renoncé non plus à être un intellectuel. Très tôt vous avez su que l’intellectuel devait croire avec son intelligence et intégrer son intelligence à sa vie spirituelle.

ML : L’intelligence du coeur qu’on oppose si souvent à l’intelligence est au coeur même de l’intelligence. Et c’est ce qui distingue l’homme intelligent de l’homme qui n’est que cérébral. La cérébralité n’exige qu’une part de l’homme qui pense tandis que l’intelligence dont nous parlons prend l’homme tout entier. On ne peut pas être intelligent si on est un mauvais mari… mais on peut être un excellent théologien !

CG : Vous êtes dur pour les théologiens !

ML : Non, je les aime bien. Mais quand ils sont suffisamment spirituels pour que la théologie qu’ils nous apporte soit nourriture. Et pas seulement costume. Je reconnais qu’il y a des efforts intéressants, ici ou là… Mais des efforts trop influencés, à mon goût, par les sciences humaines et pas assez nourris de la vie spirituelle de leurs auteurs. Résultats : leur vocabulaire est souvent tellement imprégné par le vocabulaire des sciences humaines qu’ils en sont illisibles.

- Mais peuvent-ils ne pas tenir compte des sciences humaines ?

ML : Non. Les sciences humaines, comme les sciences de la matière et de la vie sont nécessaires à la vie spirituelle. Mais elles n’y conduisent pas nécessairement. A un moment donné, la vie spirituelle n’est vécue que par les gens qui en sont porteurs. Aucune théorie, aucun livre ne peut transmettre cette tradition qui n’est pas celle du bouche à oreille mais celle du coeur à coeur. L’essentiel finalement ne s’enseigne pas. C’est comme la prière… On peut apprendre à faire des prières. Mais prier ? Prier est le fruit de la vie spirituelle en même temps que la nourriture de cette vie spirituelle. Mais ça ne s’apprend pas, ça ne se vend pas dans les magasins !

CG : Je pense à ma mort sans la moindre appréhension, dites-vous à Bernard Feillet qui vous interrogeait là-dessus un jour…

ML : Sans la moindre appréhension.

CG : Vraiment ?

ML : Vraiment. J’ai eu un peu d’appréhension superstitieuse au moment où j’ai atteint l’âge de mon père qui est mort à 79 ans. Mais plus maintenant que j’ai passé cet âge. Je sais que je ne suis pas éternel mais je fais des projets comme si je devais vivre encore dix ou quinze ans…

CG : Nous ne sommes pas plus capables d’imaginer notre fin que notre commencement, dites-vous aussi.

ML : Absolument. C’est en dehors des structures de la pensée.

CG : Il ne vous arrive jamais d’y penser quand même, d’essayer d’imaginer ce qui pourrait être après ?

ML : Absolument pas. Pour moi, la perfection de la foi est dans sa nudité, pas dans ses costumes…

CG : Et donc d’accepter de mourir nu… comme Lui…

ML : Non seulement l’accepter. Mais l’épouser. Faire de la mort Sa mort…