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Dans une lettre d’août 1972, le P. Henri de Lubac sj. accuse réception à Marcel Légaut de l’article “Pour entrevoir l’Église de demain” (paru dans Lumen Vitae et plus tard comme chapitre 2 de Mutation de l’Église et Conversion Personnelle, Aubier, 1975). Nous nous limiterons à préciser le contexte de cette lettre et, à partir de celui-ci, à souligner deux éléments de son contenu. 

1. Nous sommes en 1972, sept années après la fin du Concile Vatican II et à six ans de la fin du pontificat du pape Montini (Paul VI). C’était une période difficile, pleine de tensions. Des parutions dans Paris-Match et dans des journaux comme Le Monde, font écho à ce pittoresque vieux normalien transformé en paysan, qui après un long silence, vient de publier deux tomes de près de 700 pages d’une écriture minuscule. Seules les revues catholiques (ni littéraires, ni philosophiques) s’arrêtent au tome II (et pas au tome I), et, spécialement à l’exigeante recherche de Légaut, dans ce tome, concernant le passé (imparfait) et l’avenir (incertain) du christianisme. D’autre part, dans ce genre de revues, les recensions ne s’intéressent pas seulement à la justesse des jugements historiques de Légaut (un aggiornamento est insuffisant) mais aussi aux questions doctrinales : si la compréhension de Légaut concernant l’inspiration des Écritures, la divinité de Jésus ou la foi, par exemple, est orthodoxe ou pas. 

Prévoyant ces inquisitions et réticences de la part de l’orthodoxie, ce ne fut pas en vain que Légaut plaça au début du tome II son fameux “Avertissement”. Et dans cette même ligne d’inquisition ou de réticence, nous pouvons également rappeler le premier Légaut-Varillon de 1972, ou les critiques de H. Urs von Balthasar envers Légaut dans Le complexe antiromain en 1975, comme le fait que, l’année-même de la publication des deux tomes de Légaut, quelques-uns de ses amis, des intellectuels catholiques, organisèrent un Colloque européen des intellectuels chrétiens, célébré à Strasbourg sous le titre de “Fidélité et ouverture”. Ils indiquent avoir été poussés par l’exigence de réagir devant l’esprit destructif de trop de critiques envers l’Église qui foisonnaient durant ces années si politisées et chargées d’idéologies ; ce que mentionne d’ailleurs la lettre du P. de Lubac. 

2. Se rappeler ce contexte d’il y a plus de 40 ans fait ressortir surtout deux éléments de cette lettre. Premièrement, le jugement favorable du P. de Lubac quant à Légaut malgré certaines réserves ; jugement, qu’en tant qu’homme prudent et intellectuel, de Lubac ne rendit pas public (hélas !) mais qu’il inséra dans le second tome de La postérité spirituelle de Joachim de Flore, de Saint-Simon à nos jours, en 1982, justement dans une page significative puisque c’est là que de Lubac critique, par contre, la « rupture instauratrice » de Michel de Certeau aux années 75-76 (voir p. 834-835). Et deuxièmement, l’accord profond de ces deux croyants en tant que disciples, et ceci malgré leurs différences de tempérament, de position et d’attitude (différences évidentes si nous pensons à la compréhension de Légaut de la crise moderniste en décalage avec celle du P. de Lubac ; au fait que de Lubac participa au Colloque mentionné plus haut ; et à son livre classique sur La foi chrétienne de 1970). Leur accord (émotionnant) quant au sérieux et au « don total » c’est ce dont de Lubac témoigne très clairement à la fin de sa lettre : « ce n'est pas seulement en accord que je me sens avec vous, mais en communion profonde » « lorsque vous dites … que, si l'Église est restée essentiellement la même malgré ses chutes, c'est parce qu'à chaque époque quelques croyants se sont levés et ont repris, avec une ténacité sans faille et souvent au prix d'une dure passion, ce qui sans cesse se défaisait ».

Domingo Melero (Traduction : Normand Beaudoin)

 

Lettre d’Henri de Lubac à Marcel Légaut

Fribourg, 2.8.72 (1)

Cher Monsieur Légaut,

Enfin, j'ai pu lire (et relire) en toute tranquillité votre article « Pour entrevoir l'Église de demain ». C'est une des très rares études sur la crise actuelle qui osent la présenter dans toute sa gravité et qui en même temps traitent le problème actuel en profondeur. D'un bout à l'autre, je me sens en parfait accord avec son inspiration et si je me permets, cette fois encore, de vous signaler quelques points sur lesquels je ne m'exprimerais pas comme vous, sachez bien cependant que ce que je viens de vous dire n'a rien d'une clause de style. Il me semble que vous avez écrit là (prenez le mot dans le sens le meilleur) une "Utopie" ; mais ces Utopies peuvent être plus fécondes que les programmes les plus pratiques lorsqu'elles sont bien orientées. – Ce que vous proposez, ce sur quoi vous mettez l'accent, va au rebours des tendances qui emportent aujourd'hui dans l'Église nombre de ceux qui pensent être son aile marchante ; et je ne peux que vous en féliciter. Vous insistez sur l'essentiel, qui est de plus en plus oublié (et qui l'était moins naguère ; certaines de vos critiques du passé récent me paraissent excessives, – mais c'est là un point secondaire).

Mon objection principale (si c'en est une) est un peu la même que celle que je vous faisais, sans doute de manière trop brève et trop brutale, à propos de votre ouvrage : je crains que plusieurs, étant donné la situation actuelle et leur pente à la contestation négative, ne retiennent que la moitié de vos propos, et par là les déforment. Je vois chez eux une sorte de rage destructrice de la paroisse, – du diocèse, – de la papauté, et au profit d'une sécularisation, d'un activisme socio-politique, dans une totale méconnaissance de l'Évangile et de toute vie spirituelle. Ils risquent de comprendre et de retenir uniquement, de façon outrancière, la part négative de vos dires.

Avec vous, je pense qu'une décentralisation sérieuse serait signe de vie et propice à la vie dans l'Église ; mais je distinguerais plus fortement décentralisation administrative et autorité spirituelle. Pour l'indépendance de l'Église, pour sa réforme, pour son renouveau spirituel dans le sens exact que vous indiquez, rien n'est plus nécessaire aujourd'hui que l'autorité du successeur de Pierre, – et elle est fondée sur l'Écriture bien plus fortement qu'on ne le dit souvent. C'est elle, notamment, qui pourrait seule permettre cette réforme de l'évêque telle que vous l'envisagez ; pour toute sortes de questions d'organisation pratique, les conférences épiscopales ou autres institutions du même genre sont précieuses, – mais elles seront toujours un obstacle invincible aux initiatives que vous désirez, si un évêque ne conserve pas sa liberté personnelle ; son rapport direct avec la Papauté pour lui assurer cette liberté, qu'une collectivité épiscopale risque au contraire d'étouffer (je pourrais ici vous citer bien des exemples topiques.)

Sur le sacerdoce, je suis d'accord avec vous en principe ; mais je crois qu'il faudrait cependant éviter une coupure trop prononcée entre "culte" et "parole" ; une spécialisation pratique deviendrait néfaste si elle faisait oublier le lien nécessaire entre les deux. Ce qui me porte à être ici quelque peu réticent, c'est encore le fait que plusieurs, aujourd'hui, proposent la même chose que vous mais dans un esprit exactement inverse : on laisserait le culte, le "sacré", chose quasi-païenne et superstitieuse, à un clergé médiocre, pour une masse routinière ; les ministres de la parole, d'essence supérieure, seraient les hérauts du christianisme philosophique et sécularisé. Vous le voyez, entre cette idée et la vôtre, il y a un abîme.

Ce qui me parait un progrès dans cet article par rapport à votre ouvrage de l'an dernier, c'est un souci plus explicite et, me semble-t-il, plus juste de l'Église. Et lorsque vous dites, vers la fin, que si l'Église est restée essentiellement la même, malgré ses chutes, c'est parce qu'à chaque époque quelques croyants se sont levés et ont repris, avec une ténacité sans faille et souvent au prix d'une dure passion, ce que sans cesse se défaisait, ce n'est pas seulement en accord que je me sens avec vous, mais en communion profonde. Invoquons ensemble l'Esprit de Dieu pour qu'il suscite aujourd'hui de tels croyants, – tout spécialement parmi nos évêques.

Croyez, cher monsieur Légaut, à ma respectueuse sympathie

(1) Annoté en marge par Légaut : RD de la Route | 21 Chemin des luix Vives | 1700 Fribourg | Suisse