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La parabole dite de l’Enfant Prodigue

Les trois échecs

En ce 4ème dimanche de Carême, la liturgie de l’Église nous présente comme thème de méditation, la parabole lucanienne dite de « l’Enfant Prodigue ». Au cours de nos vingt siècles de christianité, bien des lectures nous ont été proposées, souvent en liaison avec les aspirations ou les difficultés des communautés. Je vous en propose une ce matin ; point de vue partiel et sans doute partial, mais trouvant écho en moi.

Parabole de trois êtres qui sont des hommes véritables et non des figures de cire,parabole de  l’histoire de naissances à soi et de l’histoire de l’avortement de ces naissances, parabole de l’échec du fils cadet, de l’échec du fils aîné, de l’échec de l’image du Père qui hante la conscience des deux fils. Tout cela nous fait signe, à nous d’en faire sens. Nous sommes tour à tour, ou parfois simultanément, des fils cadets et des fils aînés. Et souvent une même représentation de Dieu nous habite.

Le fils cadet revendique sa part d’héritage. Qu’est-ce à dire ? N’est-ce point vouloir prendre la place du père, se substituer à lui ? N’est-ce point transformer le père en distributeur de richesses, le sens de ces biens divisés étant une figure de pouvoir-faire et de pouvoir-être ? Bref, pour exister, le fils cadet n’a pas su intégrer l’image du Père et dans son aventure, il n’est pas libéré du père, car c’est encore de son père qu’il doit sa liberté. L’ombre du père l’accompagne. D’une certaine manière, par-là, le père le tient encore. Certes le départ du fils cadet aurait pu avoir une dimension positive : cela pouvait être une prise de liberté pour être soi, une prise de liberté pour être responsable de sa vie – et ne pas rester une copie conforme de son père ou de son aîné. Quitter le père-modèle, quitter le grand frère-modèle pour se trouver en présence de soi, pour exister dans sa vérité ! Il aurait pu en être autrement si ce fils puîné était parti sans demander son reste : le départ aurait alors manifesté qu’il était libre à l’égard de son père. Mais de la manière dont il est parti, toujours le père est sourdement présent.

À ce premier échec, s’ajoute un second. Traite-moi comme un de tes serviteurs, dit-il. De quoi s’agit-il ? Le retour est-il le fait du besoin (de besoin de pain) ou le désir de l’autre, le désir de rencontrer l’autre tel qu’il est en lui-même et par conséquent ne pas avoir de l’autre une image fabriquée à partir de soi ! A-t-il su faire cette conversion du besoin au désir ? En fait comme mercenaire, il abdique ; en un certain sens, il redevient la chose du Père. Le Père aura récupéré le fils, il n’est plus rien ; ou mieux, il attend une existence servile. (Remarquons au passage que tel est le père qui vit dans le fils, ou plus exactement telle est l’image du père que le fils s’est faite). Deuxième échec.

Cependant la réponse du Père excède la demande du fils et en déplace la visée : l’orientation vers la satisfaction du besoin est remplacée par une possibilité d’être, par l’entrée dans la Joie de la Fête.

Ici la parabole est inachevée ; la porte reste ouverte : est-ce que le fils puîné entre réellement dans cet univers nouveau ? Savons-nous comment ce fils cadet a reçu ce qui dépassait toute espérance ?

Le fils aîné, dès le début, s’est condamné à l’austérité du mercenaire, a consenti que tout soit au Père et rien à lui, a décidé de mourir à lui-même, a renoncé au désir, a accepté d’être la chose du Père, ne connaissant que l’utile, renonçant avant d’essayer, se conformant plutôt que de risquer. Il n’aura connu ni la joie, la surprise, le risque, la rencontre, oubliant que la valeur d’un être, c’est sa liberté créatrice, sa liberté d’innover et non la soumission à un ordre. Ainsi, il y aura comme une secrète déficience qui va paralyser la vie du fils aîné. Certes il fut un serviteur exact, dévoué à l’œuvre du Père au point d’y consacrer sa vie… Un serviteur d’une rare persévérance… Pourtant il porte en lui, l’imperceptible stigmate d’une profonde et capitale faillite. Il aura fallu une circonstance inattendue, le retour du cadet, pour percevoir l’essentielle interrogation que pose cette vie : quelle indigence profonde recouvre l’exact équilibre de cette existence ? Pourquoi et quand s’est-il égaré sur sa route ? Peut-il connaître aujourd’hui son piétinement secret, alors qu’il est dans une impasse qui montre encore à ses yeux tant de signes rassurants ? Comment prendre conscience de cette imperméabilité aux motions silencieuses de l’appel, qui sans cesse nous invitent à inventer le chemin de notre histoire ? Qui source son mal à cet être taillé pour devenir un homme accompli ?

Cet homme a sans doute voulu être fidèle, mais en vérité il n’a été obéissant que du dehors.

N’en est-il pas ainsi trop souvent dans chacune de nos vies ? Nous faisons de l’observance chrétienne notre pain quotidien, mais nous ne voyons pas le secret manque qui, fondamentalement, étreint la totalité de notre être, l’absence de fidélité à l’appel, fidélité qui dépasse la stricte obéissance, fidélité qui est exigence créatrice, sans cesse renouvelée, et qui ne souffre aucune répétition.

Seule une vie fidèle à l’appel est ferment.

Ici encore la parabole reste inachevée. Que s’est-il passé après la conversation du Père et du fils aîné ? A-t-il finalement accepté l’invitation ? On ne sait si le cadet et l’aîné sont entrés dans la joie du Père… L’histoire, le récit mis dans la bouche de Jésus ne le dit pas. L’histoire n’est pas finie…

N’est-ce point notre histoire, à chacun de nous ? À chacun de la continuer dans le tissu concret de son existence !

Mais il y a aussi l’échec du Père, du Père tel qu’il est compris par ses fils.

·       A-t-il peur de voir ses fils se détacher de lui ?

·       Une fois, le cadet détaché, a-t-il le désir de le « reconquérir » ? Certes il le laisse partir, mais il ne cesse de l’attendre.

·       Et puis, en retrouvant le fils cadet, il perd le fils aîné, qui quitte le père, non pas en s’en séparant par un départ, mais de l’intérieur.

·       Vous connaissez aussi l’interprétation traditionnelle qui pose question. Il y a le mauvais fils qui se repent, et par ce repentir devient bon. Il y a le bon fils qui ne se repent pas, et par son irrépentance devient mauvais. Il faut donc de repentir, c’est le seul moyen d’attendrir Dieu et de trouver grâce à ses yeux. Dans cette perspective, Dieu, le Père est en attente vigilante du repentir de ses fils. S’il pardonne, c’est parce qu’on s’est repenti. Le repentir conditionne son pardon.

Tout se passe comme si Dieu tenait l’homme à l’œil. Plus encore, pour le Père, tout se passe comme si le Père tenait tellement à ses deux fils qu’il est prêt à tous les renoncements pour les garder, mais il ne renonce que sous la contrainte et pour regagner ce qu’il avait perdu. Il tient à ses deux fils. Il les tient. Tout cela parait assez conforme à l’image du Père qui hante l’inconscient des deux fils. Mais ne faut-il pas dire que ce Dieu-Père infantilise…Lui qui attend que le fils puîné se repente…Lui qui attend que le fils aîné se soumette.

Ne faut-il pas être iconoclaste à l’égard d’un tel Père ? Ne faut-il pas quitter ce Père, issu au vrai de nos craintes et de nos fantasmes, ce Père que nous nous sommes imaginairement fabriqué !Le vrai Dieu est Père comme les pères de la terre le sont si difficilement.

Il faut briser l’analogie.

Il ne faut pas que le Père soit la projection de notre propre image, de nos refus comme de nos espoirs et de nos mirages.

Ici, une deuxième fois, je dois m’interroger :

Est-ce que cette parabole ne veut pas dire que Dieu n’est pas Dieu comme nous le voulons qu’il le soit ? Ne nous appelle-t-il pas à renouveler notre intelligence de Dieu ? Quel est ce Père qu’il faudrait quitter pour devenir soi ? Comment passer du Père imaginaire de nos besoins au Père qui signe notre identité, notre liberté, notre avenir ? Le vrai sens de cette parabole n’est-elle pas de nous introduire dans une intelligence plus exacte de Dieu-Père ?

Ce que chacun de nous peut et doit attendre de Dieu Père, ce n’est pas ce qu’un jeune enfant attend normalement de son père, à savoir que celui-ci supplée plus ou moins provisoirement à ses failles, à ses carences, à ses besoins. Il ne s’agit pas de comprendre la paternité de Dieu comme la sommation de ce que nous voudrions qu’un Père soit.

Être père, c’est engendrer l’autre à lui-même.

Être père, c’est donner à l’autre, le pouvoir d’être par lui-même et d’inventer son chemin.

Être père, c’est ne rien garder pour soi.

Être père, c’est consentir, en un certain sens, à disparaître comme père.

Être père, c’est n’avoir qu’une seule préoccupation

que le fils vive

que l’homme soit.

Être père, c’est s’effacer.

S’effacer, c’est la manière du Père d’être présent,

d’être celui qui est, qui était et qui toujours vient.

Le Père se dit en s’effaçant, et le fils est.

Être père, c’est se retirer pour que l’autre soit

« comme les mers ont fait les continents en s’en retirant » (Hölderlin).

L’adresse à ce Dieu-Père vrai est loin d’être facile.

Elle est rare, difficile, audacieuse, parce qu’elle est prophétique, parce qu’elle est tournée vers l’accomplissement plus que vers l’origine, parce qu’elle regarde non en arrière du côté d’un Père paternaliste et interventionniste, mais en avant, dans la ligne, non de nos besoins ou de nos rêves,

mais dans la ligne où le fils apprend à être fils, sans passe-droit d’enfant protégé, 

où chacun découvre progressivement sa mission et la mène jusqu’au bout dans sa liberté responsable, ce qui fait de chacun un vrai fils,

ce qui fait la Joie du Père,

et

ce qui donne à chacun d’entrer dans cette Joie.

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 À une question posée à Guy Lecomte à propos de la parabole de l’enfant prodigue, voici sa réponse, elle peut constituer un complément à la méditation de Jean Ehrhard.

***

Déjà sur le titre de la parabole, je voudrais, par souci d’objectivité historique, par souci d’objectivité disons littéraire, attirer l’attention sur le fait que l’adjectif « prodigue » n’est pas dans le texte de l’Évangile mais a été ajouté ultérieurement. Je ne dis cela pas du tout pour critiquer ou rectifier la méditation de Jean Ehrhard que j’ai beaucoup appréciée. La lecture que nous propose Jean Ehrhard de la parabole est une lecture très belle, très respectable. En complément, je dis simplement ceci : employer un adjectif qui a une connotation péjorative et moralisatrice évidente, c’est probablement déplacer l’accent qui devait être l’accent dominant de la parabole. Lorsqu’on a essayé de retraduire la parabole dite du « fils prodigue », on a cherché d’autres adjectifs. Si vous prenez d’autres traducteurs, vous trouverez d’autres adjectifs : « le fils retrouvé », « le fils perdu ». Ils évitent soigneusement l’adjectif « prodigue » qui donne une tendance moralisatrice à la parabole.

Pour comprendre la parabole au plan de l’objectivité, en laissant de côté la méditation possible (personnelle comme l’a fait Jean Ehrhard), il est nécessaire de lier les trois paraboles dites paraboles de l’espérance : la drachme égarée ; la brebis égarée ; le fils égaré. J’ai trouvé l’adjectif « égaré » dans la traduction qu’en fait un bon helléniste qui se double d’un bon germaniste et qui s’appelle Charles Péguy. Il sait que le mot « égaré » vient d’une racine allemande « wachen » – « prendre garde » – « veiller sur » – « é-garé » : dont on n’a pas pris suffisamment garde – sur lequel on n’a pas suffisamment veillé – qui n’a pas été suffisamment aimé, estimé, respecté.

L’adjectif « égaré » suppose la responsabilité du fils, mais aussi la responsabilité du père. On peut expliquer cette attente continue du père par le fait qu’il porte en lui quelque secrète culpabilité, en tout cas responsabilité. La tradition a voulu voir en ce père le symbole de Dieu, je dirai, dans la lignée de Schonfield que Jésus met en scène des êtres en chair et en os tels que ses auditeurs les rencontrent, ce n’est pas une construction imaginaire. Il est courant dans la Palestine de Jésus que de jeunes juifs ne trouvent pas suffisamment à vivre sur la terre de leur père lorsqu’ils n’étaient pas les aînés, c’est-à-dire héritiers et qu’ils s’en aillent dans la diaspora juive autour de la Méditerranée. Ça correspond à une situation véritable, humaine, réelle, historique comme le rapporte Jérémias. Je crois qu’il est bon, chaque fois que cela est possible, de restituer le contexte historique quand on étudie une parabole ce qui n’exclut pas du tout, au contraire, une méditation personnelle, comme l’a faite Jean Ehrhard. La tradition voit Dieu en le père, les juifs en le fils aîné, les chrétiens en le fils prodigue, vous laissez supposer une culpabilité de Dieu. C’est vraiment dommage que Jean Ehrhard ne soit pas là ; je ne crois pas dans l’esprit des paraboles de l’espérance que l’on puisse symboliser Dieu par l’attitude du père.

 Revenons à Péguy. Péguy s’exprime d’une façon provocante : « Tout père sur lequel le fils lève la main est coupable » et il développe le thème de la responsabilité remontante, de la culpabilité remontante développée de façon très fine. Je suis assez de cet avis en voyant le sentiment secret d’une carence dans l’attente du père. Péguy a l’expérience de la paternité. Il a beaucoup médité là-dessus. Il choisit l’adjectif « égaré » riche en connotations par son étymologie et tellement supérieur à « prodigue » trop moralisant et accusant le fils cadet. Le cadet est défavorisé par rapport à l’aîné, le droit lui donnait peu par rapport à l’aîné. Il a ramassé son dû et il est parti. Il faut avoir conscience de la densité de provocation que Jésus place dans les paraboles de l’espérance (voir le livre de Jérémias publié en 1963, sur les paraboles). Ainsi la drachme symbolise la dot de la femme arabe de Palestine, ce n’est pas une simple pièce de monnaie qui est égarée. Ainsi ce n’est pas sa qualité marchande qui donne tant de valeur à la brebis égarée, la valorisation vient de la perte de l’égarement, du sentiment de responsabilité, de culpabilité secrète consciente ou inconsciente du berger, qui laisse toutes les autres brebis pour aller chercher la brebis égarée.

Jean Ehrhard a guidé admirablement notre réflexion sur l’attitude des fils et l’image qu’ils se font du père. J’ai souhaité apporter ce complément, regrettant encore que Jean Ehrhard n’ait pu être avec nous pour en discuter.