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Marie-Dominique Chenu (1895-1990) par Étienne Fouilloux

(Paris, Salvator, 2022, 276 p., index, 22,50 €)

 

Étienne Fouilloux est l’un des rares historiens du catholicisme contemporain à mesurer l’importance de Marcel Légaut en France et dans l’espace francophone, aux côtés de Denis Pelletier ou de Régis Ladous. En dernier lieu, on se rapportera à sa postface de l’ouvrage posthume de Marcel Légaut, Historique du groupe Légaut (1925-1962) : une entreprise « parmi celles qui structurent l’intelligentsia catholique au début des années 1920 (1) » ; ce qui invite à (re)lire ses interventions aux colloque de Lyon 2000 « Marcel Légaut un chrétien en son siècle » ou lors de la journée d’études aux Archives nationales de 2016 « Jacques Chevalier, Robert Garric, Marcel Légaut : trois profils normaliens ».

Étienne Fouilloux s’interroge légitimement pour savoir si Légaut fut un intellectuel présent à son époque et cette question interroge nombre des membres du groupe. En ce sens, à partir de sa première condamnation par Rome en 1943, Marie-Dominique Chenu est en partie à son opposé : esprit résistant (2), présence à l’Action catholique, notamment la JOC, aux prêtres ouvriers, à la Mission de France et à celle de Paris, à Temps Présent, Témoignage chrétien, Esprit, ce qui lui vaut une seconde condamnation par Rome en 1954. De plus, si Légaut apprécie les couches liées aux vingt siècles d’histoire du christianisme, l’époque médiévale lui est quasiment inconnue, à l’exception précisément de saint François d’Assise et du XIIIème siècle. À ce titre, la lecture de l’ouvrage d’Etienne Fouilloux remet en place une chronologie du monde dans lequel a vécu Légaut (3).

Des membres du groupe, ou des accompagnateurs du groupe sont mis en valeur, d’une manière directe ou indirecte. Beaussart, un temps « aumônier » du groupe Légaut, appuie la réflexion du Père Chenu en 1938, déplore sa condamnation en 1943. En 1943, Guérard des Lauriers (4) remplace Chenu au secrétariat du périodique dominicain intitulé Revue des sciences philosophiques et théologiques. Mais surtout, le lecteur pénètrera dans une époque marquée au fer rouge par la lutte romaine contre le modernisme : au moins quinze références à cette crise – « de croissance » selon Chenu. Et une lutte contre l’histoire parce qu’elle permet de situer dans un contexte et donc relativise. J’imagine qu’il y a là un terrain de rencontre entre les deux esprits. D’autant plus que Chenu est obligé de signer, en 1938, une proposition difficile à maintenir : « les formules dogmatiques énoncent une vérité absolue et immuable ». En 1961, Légaut écrivait : « Maintenant nous avons la paix des vainqueurs et celle inspirée aux vaincus. Et aussi le marasme intellectuel. » Indirectement, ce qui est dit d’Urs von Balthasar, éclaire la position d’un Jacques Perret ou d’un Gérard Soulages, proches de la revue Communio et en tension avec la revue soutenue par Chenu, Concilium (5).

Un autre terrain serait celui de la littérature comme lieu théologique. À propos de Péguy et d’un de ses commentateurs, le Père Duployé, Chenu fait une note de lecture afin de montrer l’importance de la littérature. Or, dès avant la seconde guerre mondiale, les auteurs, dussent-ils être à l’Index, sont lus, médités par Légaut et, en 1962, il propose d’élever Camus au rang de… Père de l’Église pour sa manière toute spirituelle de traiter les nouvelles de La femme adultère ou L’Exil et le Royaume. Cette veine, à mon avis, perdure chez un veilleur comme Joseph Thomas dans ses chroniques publiées par Golias.

Toutefois, avant d’échanger, Chenu et Légaut auraient tous deux pratiqué un temps de silence, peut-être après une messe où, au fond de l’église, là où il y a de l’air, il y avait un vieil homme. Et certainement, l’un et l’autre auraient rappelé le constat de Mgr Duchesne comme quoi la barque de saint Pierre est gouvernée à coups de gaffes. Laissant, au Père Chenu, le sentiment net d’une mise à l’écart, à peine rattrapée par une présence en seconde ligne, au Concile de Vatican II. Il a fallu sa mort pour que, à Notre-Dame de Paris, puis à la Mutualité, cet accompagnateur, fin connaisseur de Thomas d’Aquin ET de son contexte, pionnier d’une Théologie du travail (1955), soit reconnu, en porte-parole d’une génération, celle qui a souffert pour que Vatican II advienne.

 

(1) Historique du groupe Légaut (1925-1962), Mirmande, ACML, 2021, p. 119.

(2) Des messes sont toujours célébrées à la mémoire du lieutenant Bastien-Thiry, notamment à Fréjus où le maire, vice-président du Rassemblement National, est au premier rang. Dès le départ, le Père Chenu argumente dans Le Monde du 28 octobre 1962 contre les arguments théologiques de ses défenseurs. Voir l’ouvrage de JEANNENEY (Jean-Noël), Un attentat. Petit-Clamart, 22 août 1962, Seuil, 2016.

(3) Il y aurait à publier un inédit sur l’engagement politique de Marcel Légaut, qui commence en février 1934.

(4)Ce Dominicain a correspondu avec le philosophe « Louis Juguet et les réseaux intellectuels intransigeants », Revue de l’histoire de l’Église de France, juillet-décembre 2015, p. 325-347.

(5) FOUILLOUX (É.), « Aux origines de Communio France (1969-1980) », DEMONS (Bruno), GUGELOT (Frédéric), Catholicisme et identité. Regards croisés sur le catholicisme français contemporain (1980-2017), Karthala, 2022, p. 17-43.